L’Éden la nuit, Guillaume de Sardes
L’Éden la nuit, mars 2017, 80 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Guillaume de Sardes Edition: Gallimard
« Éden, Éden, Éden. L’enseigne en néons clignote. Comme la palpitation d’un cœur. Comme une respiration. […] Nina s’approche doucement de Sacha. Elle pose sa main sur sa joue, en inclinant la tête, puis elle approche son visage du sien, très près. Et elle rit ». Ce très court roman, qui n’a rien à voir avec l’œuvre de Pierre Guyotat, et dont l’intrigue, dans ce qu’elle a de plus vif, de plus dérangeant, semble arrachée au Cinéma de papa de Jean-Bernard Pouy (Gallimard, collection Série Noire, 1989), est fait d’une écriture simple et légère qui est, à sa manière, l’écho des meules de Monet où le travail s’efface, et qui paraît vouloir contredire fortement, de toute sa force sans force, de tout son poids sans lourdeur (poids de l’air), l’affirmation développée par Maurice Blanchot dans « La question littéraire » (in Le livre à venir) comme quoi « le langage nous jette dans la dialectique du maître et de l’esclave » :
« Le langage, dans le monde, est par excellence pouvoir. Qui parle est le puissant et le violent. Nommer est cette violence qui écarte ce qui est nommé pour l’avoir sous la forme commode d’un nom. Nommer fait seul de l’homme cette étrangeté inquiétante et bouleversante qui doit troubler les autres vivants et jusqu’à ces dieux solitaires qu’on dit muets. Nommer n’a été donné qu’à un être capable de ne pas être, capable de faire de ce néant un pouvoir, de ce pouvoir la violence décisive qui ouvre la nature, la domine et la force. C’est ainsi que le langage nous jette dans la dialectique du maître et de l’esclave dont nous sommes obsédés. Le maître a acquis droit de parole parce qu’il a été jusqu’au bout du risque de mort : seul, le maître parle, parole qui est commandement. L’esclave ne fait qu’entendre. Parler, voilà qui est important ; celui qui ne peut qu’entendre dépend de la parole et ne vient qu’en second lieu ».
Mais c’est une chose, serait-ce au travers d’une concision parvenue à son acmé tout en ne divorçant pas d’avec la précision, « de rendre une idée claire », c’est « une autre de la rendre propre à toucher l’imagination », comme l’a écrit Edmund Burke dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (présentation, traduction et notes par Baldine Saint Girons, Librairie philosophique J. Vrin, 2009).
Si, à aucun moment, notre imagination n’est réellement touchée, lors de notre lecture, puis relecture, c’est parce que l’écriture que déploie Guillaume de Sardes dans ce roman, trop narcissique, ne donne jamais corps à l’existence, dans le sens étymologique du terme : Ek-sistere, sortir de soi.
Et cet exode de l’homme hors de lui-même qu’est l’existence, un autre auteur de la collection L’Infini chez Gallimard – David di Nota – l’a bellement dépeint dans son Traité des élégances I (1999), en une écriture qui par sa simplicité est cousine de celle de Guillaume de Sardes :
« Il est assez remarquable que cette histoire d’être en vie, dans mon cas, ne soit pas encore terminée. On m’excusera d’aller à l’essentiel, mais le temps presse. Voici, pour simplifier, un livre sur la vie. Dont on ne fera jamais le tour ? Non. Mais pour en expliquer l’éclat, un bref récit fera l’affaire.
J’étais parti pour le Brésil dans un but imprécis. J’avais besoin d’un excès quelconque. Trois années passèrent. Trois années sur le versant tropical de la planète. Et rien.
En finir ? J’y pensais. L’hôtel se trouvait à quelques minutes de la plage. J’avais l’habitude de me baigner vers les onze heures du soir. J’attendais toujours que la nuit transforme la mer en une plaque bleu sombre.
Un jour, un homme, que j’imaginais être le garçon de chambre, vint frapper à ma porte. J’avais déjà levé les yeux lorsqu’il frappa, intrigué par le rapprochement feutré de ses pas ; j’ouvris. C’était un homme d’une soixantaine d’années, au sourire calme.
Aussitôt, il me demanda si j’avais une minute. “Mais je serais heureux de me rendre utile”, dis-je. Je le suivis de l’autre côté du couloir. Il y avait une porte restée entrouverte, qu’il poussa du bout des doigts. Sa chambre présentait une faille que la pluie rendait critique : profitant de l’évasement des parois de la fenêtre, celle-ci ruisselait à petits débordements sur le sol. Je m’approchai. Il se baissa. Nous convînmes de redresser les parois en les encastrant d’un coup bref. Il me raccompagna jusqu’à la porte. Puis je gagnai ma chambre, où je repris le livre ouvert que j’avais posé sur le lit.
La pluie cessa brutalement. Les arbres semblèrent s’immobiliser. J’ouvris la fenêtre. Une fraîcheur immédiate me parvint au visage. Les toits miroitaient devant moi. La nuit était lisse et belle.
J’avais pour habitude de lire plus avant dans la soirée, mais, puisque aussi bien l’orage avait cessé, il était inutile d’attendre. Après avoir changé de chemise, je pris l’ascenseur, et déposai ma clef à la réception. Il faisait nuit jusque sous les réverbères. Les gens se mirent à sortir dans la rue. L’eau courait bruyamment le long des caniveaux. Alors je m’aperçus que quelqu’un était en train de me regarder ; c’était le vieil homme.
Il était appuyé à l’une des colonnes du parvis et me regardait fixement. Je lui fis un geste amical : il s’approcha. “Je voulais vous remercier pour tout à l’heure”, dit-il. J’allais vers la mer. Je l’invitai. J’apprécierais sincèrement sa compagnie. Le vieil homme resta suspendu un instant. Il parut touché. Mais il me fit comprendre qu’il n’était pas en état de me suivre – et s’éclipsa.
Je choisis d’emprunter une avenue dont l’inclinaison semblait révéler la perspective. Au bout, la mer était indivisiblement noire. Je m’approchai sur le pavé humide. La plage était déserte. J’ôtai mes vêtements. Puis marchai sur le sable. Je plongeai dans les vagues. L’horizon avait disparu, seule une plaque de brume, au-dessus de la mer, se déplaçait, qu’on aurait dite formée par des restes de pluie en suspens. Bientôt je renversai mon corps et nageai sur le dos. Les vagues semblèrent se délier sous moi.
La mer. Je regardai son flanc : pas de lune, pas le moindre petit reflet vitrifié.
Je mis un certain temps à retrouver mes vêtements sur le sable. Ma tête s’était vidée de sa capacité de déduction, et je marchais presque à l’aveugle. Je trouvai mes vêtements convenablement pliés sur la serviette. Je pris le chemin du retour. Une dernière fois, je regardai la surface étale de l’eau. Da nobis, Domine, cor latum sicut latitudinem maris. Donne-nous, Seigneur, un cœur large comme la mer ».
Et cette prière de Salomon en latin évoquée par Charles Du Bos dans son journal, qu’a reprise David di Nota, nous pousse – c’est son mérite – à rejoindre la salle capitulaire du silence, et à étreindre du regard – par exemple – les œuvres de Botticelli :
Botticelli : merveilleux
abandon de tout le
corps né des yeux
clos, de ce geste
si simple de prière
qui est un hommage
(avec le doux contenu
dans les linges, dans
le remuement du linge),
un hommage à la vie
intérieure, à ce
chant de silence.
Matthieu Gosztola
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