L’art et la formule, Jean-Yves Pouilloux
L’art et la formule, juin 2016, 196 pages, 18 €
Ecrivain(s): Jean-Yves Pouilloux Edition: Gallimard
Paru dans la collection L’Infini dirigée par Philippe Sollers, le nouvel essai de Jean-Yves Pouilloux rassemble une douzaine d’études consacrées à des œuvres pour le moins disparates. De Montaigne à Michon, de Proust à Hollan, Queneau, Paulhan, Bouvier, Jourdan… écrivains et peintres s’y côtoient, et entretiennent un passionnant dialogue qui fait fi des moyens d’expression, des genres et des siècles.
Mais loin d’être fortuite, cette accointance révèle en réalité, chevillée au corps, une conviction de l’essayiste. C’est que ces œuvres, par-delà leur hétérogénéité, sont mues par une préoccupation analogue : celle d’ouvrir à la pleine perception du monde dans l’instant du présent vécu. Ambitieux projet auquel il arrive que l’art ne renonce pas, pour peu que l’artiste sache s’abandonner à la sollicitation sensuelle qui lui livre accès à l’immédiateté de l’être dans la pleine richesse de la mémoire et de l’expérience : « l’instantané, contrairement au sentiment, à l’idée que nous nous en formons facilement, contient en réalité toute l’épaisseur du temps ; il enclot au moins en puissance tout son déploiement » (p.34).
Il y a là une autre voie d’accès au réel, d’une plénitude incomparable avec ce qui fait office d’ordinaire, dans la foulée des jours, autre voie que Pouilloux n’hésite pas à nommer « conversion », « non pas au sens religieux du terme, mais au sens d’une révolution intérieure » (p.11). Ce n’est plus dès lors le sujet du monde, se voudrait-il artiste, qui se précipite vers son objet afin de le saisir avant qu’il ne s’échappe, c’est au contraire l’objet du monde qui vient pénétrer le sujet réceptif, attentif, contemplatif, mais alors d’une contemplation qui soit véritablement active dans « l’éblouissante présence ».
Que cette question cruciale engage la vérité de l’être et de l’art, on le conçoit, et les pages qui la développent sur ces plans sont du plus grand intérêt, s’agissant d’œuvres majeures de l’histoire littéraire qui se risquent à quelque chose comme une « mystique » de l’art, un sacré « par des moyens purement profanes » (p.69) : une « épiphanie », en un mot qui traverse le recueil à plusieurs reprises.
Mais, sous-jacente, cette question en engage une autre plus profonde encore, où se creuse le rapport de l’être avec son propre langage, dès lors par exemple que ce dernier est par essence pris dans la logique séquentielle de la syntaxe, de la grammaire, qui semble a priori interdire toute expression de la fulgurance, de l’instantané. Alors s’y refuser d’abord, et laisser s’ouvrir la brèche de la poésie. Une poésie, entendue non plus dans un sens pauvrement générique, comme une entreprise esthétique parmi d’autres, mais comme une détermination essentielle où se joue notre indicible, notre impossible saisie du réel par les mots, dans la quête infinie d’un style, cet « air de la chanson » (p.92) ainsi que nommait Proust la singularité d’une langue s’inventant discrètement dans la communauté du langage. Dès lors, la question que pose Pouilloux, naïve et fondamentale, est elle-même à peine formulable : « “comment trouver une phrase ?”, ou encore “comment composer une suite de mots articulés qui rassemble en une séquence unique l’intensité et l’infinie perception du monde ?”, ou encore “comment concilier l’instant d’une plénitude multiple et la nécessité d’un déroulement temporel constitutif de la langue même ?” » (p.111). Trouver une phrase, oui, « ne serait-ce qu’un seule, de la grande prose du monde » (p.120) : de celles qui composent un tout dernier texte, « Sans titre », tentative à la première personne de « compréhension » poétique de l’être (sa posture, sa respiration, sa mémoire, son langage…) et du spectacle d’un frêne gracile devant lui.
Flaubert, Merleau-Ponty… On reconnaît de loin en loin quelques points d’ancrage de la réflexion de Pouilloux, qui réinterroge à plusieurs reprises les mêmes inépuisables concentrés de lucidité, ces phrases qui viennent et reviennent parfois au hasard des pages comme un foyer de clartés toujours vives. Et celle-ci notamment, de Proust, véritable « la » de ce très bel essai : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature ».
Frédéric Aribit
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