L’affaire Benedikt Gröndal, Gudmundur Andri Thorsson (par Christelle Brocard)
L’affaire Benedikt Gröndal, juin 2019, trad. islandais, Eric Boury, 208 pages, 18 €
Ecrivain(s): Gudmundur Andri Thorsson Edition: Gallimard
Ólafur Árnason, le narrateur, vieux magistrat au seuil de la retraite, revient sur sa vie passée dans une Islande rude, austère et tourmentée, qu’il a néanmoins choisi de servir. Aussi verra-t-il bon nombre de ses amis et accointances déserter la terre natale pour un ailleurs plus clément, et parmi eux, Anna, son amour de jeunesse. Cette fidélité indéfectible et irrationnelle à l’égard d’une passion platonique fait écho à son inébranlable loyauté envers l’identité islandaise et donne le ton de sa narration : grave, nostalgique et romantique, parfois caustique, voire incisive envers le microcosme universitaire. Cette voix, riche de nuances et de subtilités, est relayée par une écriture poétique et érudite dont la noblesse pourrait en intimider plus d’un. Et pourtant, quel ravissement de s’élever aux confins d’un univers si religieusement docte et extatique, au cœur d’Un tout petit monde (1) islandais :
« ils sont les gardiens du savoir en Islande. Personne ne connaît aussi bien Dieu, Sa grâce et Sa miséricorde que le révérend Briem ; […] quant au médecin Jónassen, c’est un spécialiste du corps et des maladies ; il sait les guérir, enfin, pour la plupart […]. Slembir est l’une des rares personnes ici à connaître le français, et le maître des lieux en robe de chambre bordeaux est un lettré qui maîtrise la sagesse telle que la concevaient les Grecs et les Romains. Il connaît de drôles de mots employés dans les campagnes reculées, mais également les poèmes de L’Edda et nos vieilles sagas, il vient d’envoyer à l’université de Copenhague sa thèse de doctorat consacrée au runes dans la littérature médiévale islandaise » ! C’est à la fin du dix-neuvième siècle, dans l’enceinte prestigieuse de l’École latine, encore appelée « École érudite », qu’Ólafur Árnason ancre son récit et relate l’un des épisodes les plus déterminants de son existence, un événement pivot auquel s’arriment tous les récits secondaires.
Alors âgé de dix-sept ans, Ólafur vole un manuel de danois à l’un de ses camarades d’internat. Mais très vite pétri de peur et de remords, il décide de dissimuler son méfait en restituant discrètement l’objet du larcin. C’est sans compter sur la vigilance de Björn Magnússon Ólsen, le censeur inflexible de l’école, unanimement considéré comme un véritable despote. Pour ce dernier, il s’agit là d’un crime de lèse-majesté, n’ayant pu naître que d’un esprit mauvais, et donc passible d’un renvoi immédiat. Le narrateur, empathique, tente pourtant de se mettre à la place du tyran et le présente comme le chantre d’une institution illustre et empesée qui, bien que nécrosée par l’immobilisme et l’arrogance parfois malveillante de ses dirigeants et enseignants, demeure néanmoins le haut siège du savoir.
Au moment de sa narration, Ólafur Árnason ne comprend toujours pas les motivations profondes qui l’ont poussé à commettre cet acte insensé, lequel aurait pu changer le cours de son destin et entacher l’honneur de sa famille. Il préfère par conséquent se concentrer sur le professeur Benedikt Gröndal, celui qui l’extirpa de cette situation a priori inextricable, aux dépens de sa propre réputation, d’ores et déjà fortement érodée. Poète incompris, moqué par ses pairs, ce dernier ne trouve grâce qu’aux yeux de ses élèves.
À travers ce destin tragique, le narrateur évoque le statut du poète dans une société qui le méprise à défaut de le comprendre : différent de ses contemporains mais pas suffisamment pour assumer sa marginalité, il affronte le monde avec pour seuls remèdes l’alcool et la poésie qui lui font oublier ses bassesses et l’enveloppent d’un fragile cocon de soie. Empreint de mélancolie et de résignation, ce récit testimonial d’un vieux juge de paix, rend hommage et toute sa dignité au professeur Benedikt Gröndal, dont l’héroïsme occulté aura servi à ramener le jeune Ólafur Árnason vers le jour et la lumière alors que lui-même était presque au soir de sa vie. Cette boucle romanesque instille une délicate leçon d’humanité, dans laquelle gratitude et sagesse réparent, sinon estompent, l’injustice et la malignité conjoncturelles. L’affaire Benedikt Gröndal est un véritable petit bijou, basé sur des faits réels qui ont marqué l’histoire de l’Islande intellectuelle de la fin du XIXe siècle, fort heureusement traduit par Eric Boury.
Christelle D’Hérart-Brocard
(1) Référence à Un tout petit monde (titre original : Small World), de l'écrivain britannique David Lodge (1984).
- Vu : 2040