Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Imre Kertész (par Léon-Marc Levy)
Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, trad. hongrois, Natalia Zaremba-Huzsvai, Charles Zaremba, 142 pages, 6,60 €
Ecrivain(s): Imre Kertész Edition: Babel (Actes Sud)Chaque livre d’Imre Kertész est un livre important, essentiel. On le sait bien sûr pour son Être sans destin, témoignage incroyable sur Auschwitz, regard radical et inattendu sur la plus vaste horreur que le monde ait produite dans les temps des temps. Ce Kaddish – qui en est vraiment un – ne fait pas exception. Le Kaddish c’est la prière que l’on fait pour les morts chez les Juifs. C’est une prière de peine et de renoncement aux vanités du monde. Ce livre – comment pourrait-on l’appeler roman ? – est complètement, définitivement un Kaddish : dans son propos et dans sa forme.
Yitgaddal vèyitqaddsh sh’meh rabba
Bè’alma di vèra khir’outeh
Vèyamlikh malkhouteh
Veytzmakh pourqaneh
Viqarev meshi’heh …
Prière à cet enfant que sa femme lui avait suggéré du temps où elle était sa femme et qu’il avait refusé d’un « non » définitif. A cet enfant mort sans même avoir été conçu – pas même dans le désir du père. Comment donner la vie quand on revient de la mort ? Ce que Kertész nous dit c’est que ce qui est mort avec ceux qui sont morts à Auschwitz et dans les camps, c’est le désir de vie même. Accepter sa propre survie est déjà presque du domaine de l’impossible alors où serait le courage de l’infliger à un nouvel être ? La mort est inscrite dans la chair et le sang des survivants, donner la vie serait donner la mort et nul autre que celui qui est revenu de l’au-delà du mal ne le sait mieux.
« ‘Non !’ – cria, hurla en moi quelque chose, immédiatement, tout de suite, et mon cri a mis de longues années à s’apaiser, devenant une sorte de douleur sourde mais tenace jusqu’à ce que, lentement et malicieusement, comme une maladie latente, la question se dessine en moi – de savoir si tu aurais été une fillette aux yeux bruns, le nez couvert de pâles taches de rousseur, ou bien un garçon têtu avec des yeux joyeux et durs comme des cailloux gris-bleu – oui si l’on considère ma vie comme la possibilité de ton existence ».
A l’œuvre est le sentiment d’être coupable, pas seulement d’avoir survécu mais d’avoir vécu. D’avoir vécu dans un monde et une période qui ont produit ça et qui peuvent, à toute autre période reproduire ça. Le souffle manque à celui dont la chair porte le message de la mort la plus noire qui se puisse imaginer – bien plus noire que toutes les pestes de l’histoire. Et le kaddish reprend sa litanie, sans pose, sans repos, dans des phrases sans points qui respirent de la respiration d’Imre Kertész, c’est-à-dire de son ir-respiration, de son asphyxie. Une longue prière avant que le kaddish ne reprenne encore et encore son « aurais-tu été une petite fille aux yeux sombres ? Ou bien un garçon têtu ? ».
« Et ensuite il y aurait la bruine silencieuse, chaque jour renouvelée et qu’il faudrait dissimuler, de l’étonnement – tiens, voilà, je me suis quand même redressé, ich sprang doch auf, et je suis toujours là bien que je ne sache pas pourquoi, par hasard, de la même façon que je suis né, je ne suis pas plus complice de ma survie que de ma venue au monde, bon, d’accord, la survie recèle un tout petit peu plus de honte, surtout quand on a tout fait pour survivre : mais c’est tout, rien de plus, je n’ai pas pu donner dans l’apitoiement général de la survie et la démagogie bravache, mon Dieu ! ».
Comment disséquer le Mal ? Comment comprendre ? Comment, au moins, formuler la question ? La folie ? La déraison ? L’irrationnel ? Des quitus pour les assassins, des alibis pour les monstres. « Cessez de répéter […] qu’Auschwitz ne s’explique pas, qu’Auschwitz est le fruit de forces irrationnelles, inconcevables pour la raison, parce que le mal a toujours une explication rationnelle, il se peut que Satan en personne, ou bien Iago, soit irrationnel, mais ses créatures sont des êtres parfaitement rationnels, on peut déduire tous leurs actes, comme une formule mathématique… ».
Ce roman est une réponse cinglante à ceux qui – barbotant dans une espérance béate – pensent que l’enfer peut finir un jour. L’enfer n’est pas un accident de l’histoire, il est l’histoire, sa matière, sa continuité, son eau. Il est consubstantiel aux hommes qui jamais n’ont voulu ou su penser et faire un monde de bien. « Les Allemands peuvent revenir à tout instant, der Tod ist ein meister aus Deutschland, sein Auge ist blau, la Mort est un maître allemand aux yeux bleus qui peut venir n’importe quand, te trouver n’importe où, il te vise et ne te rate pas, er trifft dich genau ».
Dans la tradition juive, le kaddish est une prière pour le repos de l’âme des défunts, pour les confier à la bienveillance divine. Il n’est pas une prière de consolation pour les vivants. Le vivant, le survivant Imre Kertész, reste avec une inconsolable douleur qu’il chante en un kaddish inoubliable. Leonard Cohen aussi a chanté ce kaddish, avec les paroles du kaddish – You want it darker – « magnified, sanctified, be thy holy name » avant le « hineni hineni, I’m ready my Lord ». Et Kertész finit ainsi son kaddish, par sa mise à disposition à la volonté divine, son abandon d’un monde qui lui a fait connaître le pire.
« Qu’il en soit ainsi : je suis prêt. Dans un dernier grand résumé j’ai montré ma vie faillible, opiniâtre – je l’ai montrée pour ensuite, portant le baluchon de cette vie dans mes deux mains tendues, m’en aller et, comme dans l’eau noire et tempétueuse d’un torrent,
Sombrer
Mon Dieu !
Faites que je sombre
Pour l’éternité
Amen ».
Léon-Marc Levy
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