Judas, Amos Oz
Judas, août 2016, trad. hébreu Sylvie Cohen, 352 pages, 21 €
Ecrivain(s): Amos Oz Edition: Gallimard« Les rêves ne mentent pas…
Le monde est vide.
Les dernières lueurs du soir caressent le sommet des collines.
Cette lumière n’est rien différente de celle que nous avons vue hier et avant-hier.
De même que la brise venue de la mer est exactement semblable à celle qui soufflait la veille au soir.
Le monde entier est vide…
Et il faut toujours laisser les morts ensevelir leurs morts »
Le Judas d’Amos Oz est comme rempli d’une nostalgie profonde, entre la frontière des soirs, liberté trempée jusqu’à l’os par la pluie et des no man’s land, reflets du couchant, envoûtant comme un parfum au sommet des collines arides.
Une pièce de théâtre, sous forme d’une étoile isolée dans le Cosmos, dont nous recevons la brillance d’une façon éclatante si nous observons ce point fixe dans le ciel sombre de « nos destinées » mais que nous percevons bien des années plus tard à la lueur de sa longue robe, traînante et fanée et dont les branches métalliques seraient autant de paravents que l’auteur ouvre ou referme au gré de sa narration.
Une maison commune donc, dont les murs en toile transparente seraient capables d’absorber la douleur, d’anesthésier le cœur des êtres qui ont choisi de ne pas suivre le cours du courant, comme pour mieux faire entendre la possibilité d’une âme au repos. Une âme où la tolérance et le partage seraient un champ des possibles sur un territoire qui ne préfigure que les ruines des propres fondations qu’elle a su ériger dans son passé comme par les murs de son futur isolement. Une interrogation isolée, moderne de ce que serait devenu le monde si les Juifs n’avaient pas rejeté Jésus et ses apôtres, fils de Juifs. Un juif qui n’était pas venu pour abolir la Loi !
« Parfois, le traître est celui qui est en avance sur son temps ».
Si les Juifs l’avaient reconnu, l’histoire aurait été différente… Mais dans l’imaginaire chrétien, le seul qui soit resté inscrit dans la mémoire populaire en tant que représentant du peuple juif tout entier est Judas Iscariote, le premier et le dernier des Chrétiens. Le seul aveuglé par la foi, l’excès de vertu et de passion. Parce qu’il croyait sans doute davantage au miracle qu’au compromis. Le seul à avoir cru en la nature divine de Jésus, persuadé jusqu’à la fin qu’il descendrait de la croix. Le seul qui ne voulut ne plus vivre après la disparition du Sauveur, fut alors considéré depuis la nuit des temps comme l’incarnation de la traîtrise, l’incarnation de l’antijudaïsme ou l’antisémitisme, l’incarnation de ces deux imaginaires, comme pied central d’une balance fixée à son socle !
« L’homme est par nature constitué comme un bois tordu », a dit Emmanuel Kant. « Inutile de le redresser au risque de se noyer dans le sang ».
Nous préférons vivre les yeux fermés, risquant de ne pas voir l’aveuglante vérité : la traîtrise serait donc le questionnement même de tout voyage que nous portons ! Non pas pour la destruction de toute chose, mais pour la création de tout lit d’un fleuve, lie vers autrui. Signe que la fidélité peut nous apporter une réponse, un soulagement parallèle au flux élémentaire de la vie comme pour mieux apparaître dans sa singularité à une Origine. Face aux multiples chimères de la trahison où vivre et se vivre dans le huis clos de son histoire, ne peut que rendre compte à la terre – une fois que la mer de nos larmes s’est retirée sous le soleil brillant de la vérité, la trace du sel amer de nos péchés.
« Il arrive que le cours de la vie ralentisse et chuchote, comme un filet d’eau qui s’écoule d’une gouttière et creuse une rigole dans le jardin. Soudain, une motte de terre le retient, il forme une petite flaque, hésite, cherche à saper le monticule qui lui barre la route ou à y pénétrer. À cause de cet obstacle, l’eau se ramifie en trois ou quatre ruisselets. Mais elle peut aussi capituler et s’infiltrer dans la terre ».
Cette phrase simple de l’ouvrage dessine le trait d’un tatouage sur la peau même de la vie. Mains tendues et signifiantes, d’une trahison originelle, d’un courant qui fut naguère indompté et dévié du lit de son origine.
« Toute la puissance du monde ne suffirait pas à transformer la haine en amour… On ne peut convertir un ennemi en amant, un fanatique en tolérant, un vengeur en allié… Tout le pouvoir du monde serait impuissant à faire d’un fanatique un modéré… En attendant, user de la force peut nous éviter d’être exterminés… Elle ne réglera ni ne résoudra rien. Elle ne pourra que différer provisoirement la catastrophe ».
Un grain de sable, une étincelle, la promesse d’un sourire qui brille au fond des yeux et qui modifie les petites histoires des hommes dans leurs jonctions parfois à la grande Histoire. Méandre nécessaire et multiple comme les bras d’un fleuve qui se perdent dans l’unique, mer de toutes les incertitudes, de tous les doutes. Échos des voies et voix des lamentations qui se font chaque jour criantes.
« Au fond, qui aime tout le monde n’aime personne ».
Que sait-on vraiment du cœur des hommes, les penchants secrets des femmes, des recherches du temps perdu ? Chacun de nous n’est-il pas le traître de l’autre, l’être le plus fort en somme ? Celui qui sait que l’on ne peut aimer tout le monde, parce que l’homme qui aime tout le monde depuis Jésus est considéré comme le dernier des hommes ! Ou seulement que le lien des croyances tel un petit bateau en papier posé sur la toile cirée de notre existence – n’est-il pas en somme, une forme d’abdication sur l’échiquier des cases blanches et noires – partition de la vie, infidélité et trahison d’un amour qui semble vous porter l’autre, vous porter l’un vers l’autre, mais qui n’est en vérité, pas la même qui vous habite ?
« Alors il se mit à laver les pieds de ses disciples » (Jean 13,4-6) et déclara : « Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir ».
Amos Oz nous dévoile un roman d’amour à lumière changeante des cieux d’hiver sur ses pierres meurtries où se mélange, s’agrège la vie de trois personnages solitaires, Ash, Atalia et Gershom, hantés par le passé dans un Jérusalem tourmenté par les nuits sans sommeil dans la fin des années 1950. Rassemblés par la création de l’état et l’histoire d’Israël, la trahison qu’elle soit politique ou amoureuse, alternant avec les réflexions théologiques sur l’origine du christianisme et sur le rôle de Judas dans l’expansion de la religion.
Un huis clos intimiste dans lequel s’immisce l’atmosphère ambiguë de l’extérieur, une ville paisible, absorbée dans ses pensées, comme les ombres dans une fresque humaine saisissante. Un monde divisé et rangé comme les États-nations dans un zoo au nom de leur nationalité. Ville de Jérusalem, où se débat le jeune Shmuel Asch qui à la suite d’un renoncement à l’apitoiement trop marqué sur lui-même, tel un « petit chien tout fou et brailleur qui passe son temps à courir auprès de sa queue, même assis », décide d’abandonner son mémoire de maîtrise : Jésus dans la tradition juive. Sans obligation particulière, mais sans argent tout de même, il décide de répondre et de se rendre au lieu d’une annonce d’embauche proposée dans son université à un étudiant en sciences sociales, doué pour la conversation, passionné d’histoire, pour tenir compagnie à un invalide quelques heures par jour. C’est ainsi que Shmuel s’agrippe à une rencontre, celle d’Atalia Abravanel, jeune femme, fille d’une des grandes figures du mouvement sioniste, Shealtiel Abravanel qui en 1948 croyait encore possible d’arriver à la création d’une seule communauté judéo-arabe et non à la division du territoire telle qu’elle a été votée par les Nations Unies en 1947.
Dans ce roman paru chez Gallimard où chacun peut se mettre à la place de l’autre, Amos Oz, poète, romancier et essayiste israélien, figure pionnière et phare du camp partisan d’une solution à deux États, livre une réflexion vibrante sur la trahison, par des moments intimes et suspendus au-dessus du tumulte guerrier qui secoue la région depuis sa création. Celui qui fut lui-même considéré comme un traître pour ses positions pacifistes signe une profonde réflexion sur l’appropriation de l’histoire par les Juifs d’Israël, mais pas seulement et sur l’inaliénable liberté d’en débattre par chacun d’entre nous. Paradoxalement la trahison a un prix, la liberté, un arrangement avec la vie. Mais avons-nous le choix, sous notre épaisse blouse blanche, mal rasé quand la porte d’où vient cette lumière aveuglante et luminescente nous appellera ? Il se peut alors qu’au pied du rayon lumineux et circulaire on se souvienne des poussières scintillantes qui dansaient la sarabande sur le bas d’un ventre, arc-en-ciel, plongeant délicatement vers l’orée de la toison pubienne. Il est certain alors que notre dernier regard se fixe sur l’amour et le regret de ne s’y être pas abandonné avec insolence, avec trahison !
« N’éveillez pas, ne réveillez pas… », dit le Cantique. Judas est un livre humaniste, un miel rare issu des montagnes verdoyantes et qui finira par manger l’ours ! Un chemin inverse des figures, un espace sans mesure que nous permettent de mieux comprendre tous les voyages entre les êtres, la spiritualité commune, la liberté et les caprices de l’homme vers la femme, de la femme vers l’homme pour que soit marqué non plus le sceau de la trahison mais celui de l’amour, pour que nous comprenions mieux ce que nous vivons.
« L’amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme l’enfer ».
« Heureux celui qui attendra… »
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot & la Chose
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