Journal d’une ménagère folle, Sue Kaufman (par Didier Smal)
Journal d’une ménagère folle, Sue Kaufman, Gallimard, Coll. L’Imaginaire, octobre 2023, trad. anglais (États-Unis), Pauline Verdun, 360 pages, 14 €
Edition: Gallimard
« J’ai raconté tout ça comme d’habitude pour ce que ça vaut. Et ça m’a soulagée comme d’habitude de l’avoir raconté. Je suis plus calme que je ne l’ai été depuis douze jours. À présent, il est temps d’aller voir le docteur Kupferman ». Ainsi se conclut l’entrée du mercredi 31 janvier (qui serait de l’année 1968, dans un roman écrit et publié en 1967) de ce Journal d’une ménagère folle – depuis douze jours, elle est en retard pour ses règles et le docteur Kupferman est un gynécologue. De qui craint-elle d’être enceinte ? De son amant, un dramaturge new-yorkais en vue rencontré durant une réception à laquelle elle assistait avec son mari, Jonathan, qui résume peut-être le mieux la « folie » de Bettina Munvies Balser, lui qui est allé consulter le même psychanalyste qu’elle, Popkin : « Tu as des problèmes, d’accord, mais Popkin dit que ce sont les problèmes de toutes les femmes de la classe moyenne qui attendent monts et merveilles de la vie qu’on leur a fait miroiter, et qui se sentent ensuite déçues et frustrées par la réalité ».
Il y a du Bovary en Bettina, et son amant se moquera d’ailleurs d’elle en la qualifiant de « Bovairy ». On pourrait de bon droit penser que Sue Kaufman a voulu réécrire le roman de Flaubert (dont Bettina lit les Trois contes, à côté de Tchekhov, Thoreau ou Proust) en transposant l’action, ou son écrasement par le quotidien, dans le New York fin des années soixante, et en donnant la parole à cette « ménagère folle » et à son cynisme occasionnel, à sa colère aussi, et à ses frustrations. Ainsi justifie-t-elle à sa fille Liz l’achat d’une « pile de ces blocs […] merveilleusement épais de cent trente-deux pages » : « Je vais faire mes comptes ». Et elle les fait, ses comptes, que ce soit avec un père retraité en Floride dont l’idée d’une correspondance est l’envoi régulier d’une grande caisse remplie d’agrumes, sans un mot d’accompagnement, ou surtout avec un mari juriste qui se veut « Homme de la Renaissance », génie de la Bourse (il y a laissera des plumes), promoteur des arts et digne de fréquenter le gratin du « Théâtre » (la majuscule est de Bettina, qui se sert de cet artifice typographique avec des effets humoristiques irrésistibles au fil de son Journal).
Sans pitié pour les autres, y compris ses filles, Bettina l’est aussi envers elle, ne dissimulant aucune de ses névroses (claustrophobie, agoraphobie et pyrophobie sont son tiercé gagnant, alors qu’elle n’éprouve aucun dégoût envers les rats…), se moquant d’elle-même y compris dans le choix d’un amant qui ne désire que « le sexe, le sexe, etc. ». De même, elle ne dissimule rien de ses addictions palliatives, elle qui boit plus que volontiers un verre de vodka avant un rendez-vous chez le dentiste, fume cigarette sur cigarette, et compte ses somnifères afin de les conserver pour une « Crise ». Si, bien que cultivée et grande lectrice (un passage par une université pour jeunes femmes), elle ne se qualifie jamais d’Emma Bovary, son amant s’en chargeant donc, elle se voit volontiers comme une « Tabitha Twitchit », façon de se gausser de ses souffrances de femme au foyer en se comparant à un personnage de livres pour enfants, elle qui se rêve plutôt Ingrid Bergman dans Casablanca, film qu’elle a déjà vu six fois. Bref, Bettina refuse toute complainte, ce qui la sauve et sauve au passage le roman qu’est ce Journal ; elle pose un regard lucide sur sa vie, refusant de se considérer comme une victime, consciente de ses choix qui au fond correspondaient à ceux de son mari : « Et maintenant, je sais ce que je vais faire et ce que je veux être. Qui ? Mais Tabitha-Twitchit-Danvers, naturellement. La dame au tablier. Et aux listes de provisions. Et au trousseau de clés. C’est moi. C’est même tout à fait moi, et je ne comprends pas pourquoi je ne m’en suis pas rendu compte plus tôt ».
Ce pourrait être la conclusion du présent Journal, et Bettina pense en avoir fini avec ce compte rendu, « peut-être le dernier », mais une autre entrée lui succède, comme pour signifier qu’au fond ce Journal pourrait ne pas connaître de fin, tout comme il aurait pu ne pas connaître de début – celui-ci étant lié au hasard d’une course au « Five and Dime ».
Ce que propose au fond Sue Kaufman, c’est une plongée dans la psyché d’une bourgeoise sophistiquée et cultivée vivant à Manhattan à la fin des années soixante. Cette plongée est plus sereine que mouvementée, malgré quelques épisodes délicats, dont une réception quasi catastrophique et un réveillon de Nouvel An éprouvant, car tout grand épanchement est proscrit pour cette femme psychanalysée une fois déjà et pensant être venue à bout de ce qui la trouble, de ce qui la rend « folle ». C’est la grande force de ce Journal d’une ménagère folle, l’absence de tout débordement, ainsi que l’absence même de toute considération féministe relative à la place de la femme dans la bonne société new-yorkaise ; ce qui rend malheureuse, si elle l’est, Bettina, c’est simplement sa difficulté à assumer son rôle de femme au foyer maman de deux petites filles inscrites dans une brillante école privée et épouse d’un mari désireux lui aussi d’une autre vie que la sienne, fasciné par une bohème artistique pour laquelle il ne sera jamais qu’un pourvoyeur de fonds.
Ce Journal d’une ménagère folle est à nouveau rendu disponible dans une traduction révisée qui rend justice au style fluide, vivant et souvent teinté d’humour de Sue Kaufman. Il est aussi désormais agrémenté d’une préface intelligente signée Amandine Dhée, et d’une autre, sous forme dessinée et qui fera sourire toute femme en famille, signée Aude Picault. Toutes les conditions sont réunies pour goûter pleinement le plaisir d’un roman qui est aujourd’hui éclipsé par son excellente adaptation cinématographique. Nul doute que Bettina apprécierait ce retour au texte et à son énergie.
Didier Smal
Sue Kaufman (1926-1977) est une romancière américaine. Un prix est décerné à son nom, The Sue Kaufman Prize for First Fiction.
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