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Joseph Conrad en la Pléiade (2)

Ecrit par Matthieu Gosztola 27.08.18 dans La Une Livres, La Pléiade Gallimard, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Nouvelles, Roman

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits, la Pléiade, Septembre 2017, 1216 pages, 59 €

Ecrivain(s): Joseph Conrad Edition: La Pléiade Gallimard

Joseph Conrad en la Pléiade (2)

 

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits, trad. de l’anglais par Henriette Bordenave, Pierre Coustillas, Jean Deurbergue, Maurice-Paul Gautier, André Gide, Florence Herbulot, Robert d’Humières, Philippe Jaudel, Georges Jean-Aubry et Sylvère Monod, préface de Marc Porée, présentations et annotations des traductrices et des traducteurs, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 28 Septembre 2017, 1216 pages, 59 €

 

« Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve – vaine entreprise, car aucun récit de rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, cette mixture d’absurdité, de surprise et d’ahurissement, dans un frisson de révolte scandalisée, cette impression d’être prisonnier de l’invraisemblable qui est l’essence même du rêve… ».

L’aveu de Marlow concernant l’impuissance – problématique – de la parole, aveu partagé par l’auteur, et, à leur suite, par le lecteur, pourrait traduire un élan déceptif. Or, ce constat n’arrache aucune somptuosité aux lumières et aux ombres cheminant de concert, et en notre compagnie, dès que l’on prend le temps de lire, de vraiment lire Conrad. Ces lumières et ces ombres sont, d’abord (comme c’est le cas toujours), intérieures.

Ainsi que le résume Paul Thibaud, la littérature de Conrad est « une entreprise d’éclaircissement. Il s’agit très souvent d’œuvres brèves qui sont comme des schémas de situations extrêmes où le héros est mis à l’épreuve. La société, contrairement à ce qu’il en est dans les romans classiques, n’est pas en question, le cadre de l’action est un ensemble de conventions et de relations qui constituent un donné, un arrière-fond immobile. La société est en général moins présente que la nature qui est pour le héros comme un reflet ou un défi, un partenaire dans le bonheur ou dans la difficulté. La question posée est toujours : comment être un homme ? » If you can keep your head when all about you / Are losing theirs and blaming it on you… (Kipling). Et le lieu de la mise à l’épreuve – au cours de laquelle il s’agira d’affronter la vie corps à corps, simplement, durement, et avec une allégresse enfouie – est, souvent, un navire…

Conrad, romancier de la mer – dans la lignée de Melville – et de l’aventure (même s’il le fait toujours en jouant avec l’horizon d’attente convoqué) ? Comment aurait-il pu en être autrement ? Sa vie fut une aventure. De son vrai nom Joseph Konrad Korzeniowski, il est né polonais d’Ukraine, en 1857, d’un père qui sera déporté pour participation à l’insurrection antitsariste de 1863. Il a passé, orphelin à 12 ans, sa jeunesse à Cracovie. Puis a émigré en France, à Marseille. Il y a mené une existence – qui se conclura par une tentative de suicide – que d’aucuns pourraient qualifier d’irrégulière. « Gâchant sa vie de façon excentrique », admettra-t-il plus tard. Commençant à naviguer. Et à apprendre l’anglais ! Se mêlant d’un trafic d’armes pour les carlistes d’Espagne…

Comment ne pas voir dans le personnage de Kurtz – qui est le vrai (anti-)héros d’Au cœur des ténèbres–, condensée et transposée, cette période confuse, et germinale ? Le nom de Kurtz, qui signifie « court », paraissant être une contraction de Korzeniowski…

Pétri d’idéalisme, « sauvage » [1], tour à tour décrit comme un fantôme, une apparition, un phénomène, une vapeur, une ombre, ce personnage si ambivalent [2] (dont les contours, à peine esquissés, se perdent aussitôt dans l’immensité du non-dit) doit nous amener, comme le remarque Paul Thibaud,à formuler, à mille lieues d’une glorification possible de l’impérialisme et de ses « bienfaits », une interrogation morale. À comprendre et à critiquer la colonisation « en la prenant par un autre côté que celui dont on a l’habitude, en se demandant ce que vaut une “tentation de faire le bien” occidentale qui n’est pas épuisée, même si elle s’exprime [désormais] à travers des ONG ». Démarche utile, et apparemment voulue par Conrad lui-même qui s’inspira de la façon qu’a eue le philosophe Thomas H. Huxley de rompre avec l’optimisme qui dominait la pensée historique et scientifique à l’époque, même si, constateJean Deurbergue, Au cœur des ténèbres ne ressemble guère « à un conte didactique, en dépit de sa mise en scène nocturne de transmission initiatique ».

Si Kurtz est de facto le personnage le plus frappant (à hauteur même de son caractère vaporeux) de toute l’œuvre de Conrad, celui vers lequel ira – définitivement – notre cœur est, emprunté au même texte, l’arlequin : « Un éclat magique le poussait à avancer, un éclat magique le préservait de toute atteinte. Il ne demandait sûrement rien au monde sauvage, que la place d’y respirer et de pousser toujours plus loin. Ce qu’il lui fallait, c’était subsister et aller de l’avant avec le plus de risques possible, et un maximum de privations. Si l’esprit d’aventure absolument pur, sans calcul ni souci pratique, avait jamais régné sur un être humain, il régnait sur ce garçon rapiécé ». En conséquence, le pourtant pleinement aventureux Marlow en vient à envier à l’arlequin « la possession de cette flamme modeste et claire »…

Lisez Conrad dans cette édition, prenez à pleines mains, sans crainte de vous brûler, la flamme modeste et claire.

 

Matthieu Gosztola

 

[1] Au cœur des ténèbres nous invite « à une profonde méditation sur les rapports de l’humanité et de la sauvagerie », ainsi que le remarque Dominique Rabaté dans Poétiques de la voix.

[2] Subtilement interprété, dans une économie de moyens pleinement expressive, par Marlon Brando dans le film de Coppola.

 

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A propos de l'écrivain

Joseph Conrad

 

Joseph Conrad (1857-1924) est un écrivain britannique d’origine ukraino-polonaise. Sa carrière littéraire relativement brève (14 ans) se déroule après une vingtaine d’années passées à naviguer vers l’Inde, l’île Maurice, l’Australie… Son premier roman, La Folie Almayer, paraît en 1895 et Conrad publiera quasiment chaque année jusqu’à sa mort (Un paria des îles en 1896, Lord Jim en 1900…). La profondeur d’analyse et la puissance symbolique de ses romans d’aventures exotiques font de lui l’un des plus grands romanciers britanniques.

 

A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com