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Joseph Conrad en la Pléiade (1), par Matthieu Gosztola

Ecrit par Matthieu Gosztola le 15.08.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits, la Pléiade, Septembre 2017, 1216 pages, 59 €

Joseph Conrad en la Pléiade (1), par Matthieu Gosztola

 

Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres et autres écrits, trad. de l’anglais par Henriette Bordenave, Pierre Coustillas, Jean Deurbergue, Maurice-Paul Gautier, André Gide, Florence Herbulot, Robert d’Humières, Philippe Jaudel, Georges Jean-Aubry et Sylvère Monod, préface de Marc Porée, présentations et annotations des traductrices et des traducteurs, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, Septembre 2017, 1216 pages, 59 €

 

Àoffrir, quelle qu’en soit l’occasion (il ne faut pas oublier les non-anniversaires chers au Chapelier fou et au lièvre de Mars), ce beau volume – augmenté d’une jaquette qui est comme une caresse pour l’œil et pour notre intérêt profond, indélogeable, pour le mystère.

Il regroupe, avec leur passionnante annotation critique, les plus fameuses œuvres de Conrad : Le Nègre du « Narcisse »Lord JimTyphonAu cœur des ténèbresAmy FosterLe Duelet La Ligne d’ombre.

Son « anglais n’est pas […] irréprochable », constate avec malice Christophe Mercier. Marc Porée va plus loin : il a raison de rappeler dans sa belle préface « l’énigme majeure posée par sa langue, dont ses contemporains s’accordaient à reconnaître qu’elle n’était pas tout à fait de l’anglais, tout en y ressemblant très fort ». Et pourtant Conrad est « un géant de la littérature anglaise, un des plus novateurs parmi les romanciers de son temps, et admiré comme tel par ses pairs » : Henry James (1843-1916), Herbert George Wells (1866-1946), John Galsworthy (1867-1933).

C’est, de plus, un écrivain qui a influencé de nombreux hommes de lettres, parmi lesquels on peut citer, pour ce qui est des seuls français (ce souci de restriction du champ épousant un souci de brièveté) : Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) avec Voyage au bout de la nuit, André Gide (1869-1951) avec Voyage au Congo, Roger Vercel (1894-1957) avec Remorques. Sans oublier Claude Simon (1913-2005)…

Cette influence ne s’est pas cantonnée à la sphère littéraire, mais a contaminé le cinéma puisque, outre le célèbre Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1939-), l’on peut débusquer dans certaines parties d’African Queen de John Huston (1906-1987)la trace encore chaude d’Au cœur des ténèbres

Cette postérité et cette influence d’Au cœur des ténèbres, texte le plus inoubliable de ce volume de la Pléiade, tiennent-elles à la façon qu’a cette nouvelle de s’inscrire bellement dans une riche tradition de romans d’aventures, c’est-à-dire de romans populaires, dont le grand public au XIXesiècle est très demandeur, et que les écrivains et cinéastes du XXesiècle vont découvrir avec un intérêt que la patine des années ne peut que redoubler ?

En réalité, ainsi que le rappelle Nathalie Martinière, Au cœur des ténèbres (comme d’ailleurs la plupart des fictions de Conrad) a reçu un accueil mitigé de la part de lecteurs déçus de ne pas trouver ce qu’ils étaient venus y chercher : de l’action, des actes héroïques… De ce fait, un certain nombre de lecteurs ont reçu Au cœur des ténèbres comme un « roman d’aventure » raté [1], où l’action est remplacée par des descriptions lugubres et où le suspense ne mène à rien ; la majorité des critiques de l’époque le jugent à l’aune des romans exotiques de Stevenson et Kipling, et sont déçus.

Paradoxalement, il faut peut-être voir dans cet « échec » les raisons de l’admiration que l’on sait à l’égard du travail de l’auteur de Typhon. Pourquoi une telle admiration ? Répondons simplement : du fait du balletd’ombres et de lumières (les unes semblant amoureuses des autres) que mettent invariablement en scène les livres de Conrad, le mettant en musique : évidence rude, et belle, de la langue, dans la façon qu’elle a de s’offrir à nous, dans son caractère oralet dans son « étrangèreté » [2], tout en demeurant, au moyen des images poétiques [3], voilée, faisant ainsi cet aveu (partagé par le personnage de Marlow) : il serait vain, parfaitement vain de vouloir communiquer par le truchement de la parole la couleur, la saveur, la texture exactes de l’expérience… « Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve », murmure Marlow, avant d’ajouter : « vaine entreprise, car aucun récit de rêve ne peut communiquer la sensation du rêve, cette mixture d’absurdité, de surprise et d’ahurissement, dans un frisson de révolte scandalisée, cette impression d’être prisonnier de l’invraisemblable qui est l’essence même du rêve… ».

Au cœur des ténèbres est ainsi, d’abord, une nouvelle « littéraire » qui déploie une poétique sophistiquée, sur laquelle de nombreux exégètes, universitaires et psychanalystes se sont penchés [4]. Au début de cette nouvelle, le narrateur indique ce qui distingue les récits de Marlow des ordinaires histoires de marins : « Pour lui le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme un noyau mais à l’extérieur enveloppant l’histoire, qui le révélait seulement comme une incandescence révèle un brouillard, à l’image de ces halos brumeux qui sont rendus visibles souvent par l’illumination spectrale du clair de lune ».

Mais la poétique de Marlow ainsi formulée définit en fait, comme l’avance Jacques Rancière dans Le fil perdu, essais sur la fiction moderne, « la révolution opérée par Conrad lui-même dans le domaine de la fiction : ce n’est pas dans les enchaînements de l’histoire qu’il faut chercher la teneur fictionnelle. Cette teneur qu’on cherche toujours à l’intérieur, il faut la trouver dehors, “autour” de l’histoire. Le halo lumineux n’est pas la diffusion de la lumière d’un centre. Cette lumière centrale n’est là, au contraire, que pour révéler la puissance sensible de l’atmosphère au sein de laquelle elle est plongée. La flamme est au service de la brume, le centre au service de la périphérie ».

Goûtez cette révolution, sans plus attendre, en vous procurant ce volume de la Pléiade…

 

Matthieu Gosztola

 

[1] Cf. l’excellent ouvrage d’Andrea White : Joseph Conrad and the Adventure Tradition, Constructing and Deconstructing the Imperial Subject, Cambridge University Press, 1993.

[2] Cf. Michael Edwards, L’Étrangèreté, Gallimard, collection « Àvoix haute », 2010.

[3] Un seul exemple : « […] un fleuve énorme […] tel un immense serpent délové, la tête dans la mer, le corps au repos s’incurvant longuement par une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs du continent ».

[4] Cf. Cedric Watts, Conrad’s « Heart of Darkness », A Critical and Contextual Discussion (1977) et le long chapitre (près de 130 pages) que lui consacre Ian Watt dans le premier tome de sa grande étude : Joseph Conrad in the Nineteenth Century (1980).

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com