Je reste roi de mes chagrins, Philippe Forest (par Christelle d'Hérart-Brocard)
Je reste roi de mes chagrins, août 2019, 288 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Philippe Forest Edition: Gallimard
On a le souvenir de romans dont la structure narrative et/ou typographique mêle plusieurs histoires clairement distinctes et différents genres littéraires. Le phénomène reste rare mais pas inédit. C’est le cas notamment de W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec, et de Mon frère, de Daniel Pennac. On connaît par ailleurs quelques romans dont la principale motivation est la mise en abyme et la métaphore de leur propre création. Citons comme exemple Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino, ou encore Les Faux Monnayeurs d’André Gide. Avec Je reste roi de mes chagrins, Philippe Forest a eu cette incroyable ambition d’associer l’enchevêtrement des genres narratif et théâtral à un jeu très subtil de réflexivité et de rapport d’inclusion, par lequel l’enchâssement de l’œuvre dans l’œuvre devient à la fois enjeu et objet de la narration.
Assez vite, on différencie la pièce de théâtre en elle-même (dialogue entre Winston Churchill et le peintre Graham Sutherland, lequel a été choisi pour faire le dernier portrait officiel du « Vieux Lion ») du discours méta-textuel qui l’entoure et l’explicite. On comprend dès lors que le roman est pris comme véhicule d’une pensée générale sur le théâtre : sur son statut, sa visée, ses rouages et modalités, son esthétique, sa réception. Les figures traditionnelles du dramaturge, du metteur en scène, de l’acteur et du spectateur sont à cet effet largement invoquées par le narrateur, qui dissèque le rôle de chacun dans le bon déroulement de la représentation théâtrale.
L’intégration dans le roman d’une réalité extérieure donne à la pièce de théâtre une valeur d’exemplarité. Mais le rapport d’inclusion ne s’arrête pas là : les scènes théâtrales tiennent à leur tour lieu de réticules d’une pensée générale sur la peinture dans la mesure où les acteurs-personnages dialoguent et s’interrogent sur les enjeux de la représentation dans l’art, non plus théâtrale, mais picturale. Le huis clos entre les deux hommes, pendant que l’un dessine l’autre, crée les conditions favorables à la contemplation et à la méditation puis, petit à petit, permet l’échange de confidences de plus en plus intimes. Du rôle que doit jouer l’homme d’État en constante représentation, dont le portrait in progress sert de fil conducteur, la discussion glisse sur le rôle et la mise en scène de l’homme qui, même dans sa vie privée, muselle ses blessures les plus profondes. Enfin, et c’est peut-être l’ultime modalité réflexive du roman, le narrateur-auteur s’interroge sur ses propres choix narratifs et thématiques, sur ce qui l’a poussé à écrire, et enfin sur les conditions de lecture et de réception d’une œuvre :
« Plutôt que de placer ces paroles dans la bouche de l’un ou de l’autre de ses personnages, l’auteur a préféré laisser les acteurs dans un long silence – au cours duquel ils restent immobiles et sans expression, avec un air absent qui en dit bien plus que n’importe quelle mimique sur l’émotion qu’ils sont censés éprouver. Un silence assez long pour permettre au spectateur de remplir lui-même le blanc du texte avec les mots qui se trouvent dans sa propre tête, dans son propre cœur et qui sont les seuls appropriés ».
Aussi, dans l’art comme dans la vraie vie, Philippe Forest intime à ses lecteurs que l’essentiel pourrait bien se cacher entre les lignes, dans les vides, les blancs et les non-dits. Exigeant à plus d’un titre puisque à la fois roman philosophique, expérimental, théorique, voire historique, Je reste roi de mes chagrins est avant tout une remarquable et passionnante démonstration de la réflexivité de l’œuvre dans la vie et vice versa.
Christelle D’Hérart-Brocard
Philippe Forest, né le 18 juin 1962 à Paris, est un écrivain et essayiste français. Depuis 1995, il enseigne la littérature à l’université de Nantes. Il est l’auteur de sept romans et de nombreux essais consacrés à la littérature et à l’histoire des courants d’avant-garde.
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