Jamais, Véronique Bergen (2ème critique)
Jamais, novembre 2017, 118 pages, 16 €
Ecrivain(s): Véronique Bergen Edition: Tinbad
Il en va de la vie et de ses souffrances comme de la folie ; qui ne les a pas approchées ne peut comprendre les affres de ceux qui les subissent, qui n’a jamais été au bord du gouffre ne peut en saisir l’insondable profondeur. Véronique Bergen, qui n’en est pas à son coup d’essai, fait partie de ces écrivains qui se situent délibérément dans le camp de ceux qui sont capables d’une « vraie littérature », pas celle qui se contente de raconter des histoires, mais qui s’accroche désespérément au « vivre », dans tout ce que le terme galvaudé véhicule d’ambivalent, « la vie est comme un pendule, elle oscille… » pour reprendre Schopenhauer.
Jamais est un récit qui débute à 18 heures, on imagine entre chien et loup. C’est l’heure des angoisses chez les plus fragiles, et chez les plus âgés a fortiori. Sarah est cette personne âgée, elle a nonante ans dit-elle en fin de récit, elle va sur ses nonante et un. Sarah, c’est son nom, débute ainsi un soliloque qui va nous conduire dans les méandres d’une mémoire qui s’effrite, et qui pourtant est capable de remonter relativement loin dans son enfance.
Ainsi commence-t-elle son récit par cette phrase : « La fenêtre donne sur la guerre qui a décimé mon enfance, la fenêtre donne sur les cris de ma mère ». Tout le récit va s’arcbouter sur cette mémoire qui défaille, et mettre en lumière ses défaillances qui prennent ici des tournures on ne peut plus explicites. Elle que l’origine flamande a rendue bilingue avoue que « mon français prend l’eau de toutes parts ». Sa mémoire défaillante brouille les pistes, se mêlent alors sans logique apparente des souvenirs anciens aux plus récents, le tout ponctué de constats du moment présent.
Le retrait du monde de Sarah est d’autant plus effectif qu’il s’appuie sur les heurts que la vie lui a assénés. Elle dit son aversion, sa haine « des nouveau-nés, ces sacs à merde, à urine et à cris qui bousillent vos nuits d’amour ». Et de sa fille elle se remémore son amour des mots de la langue française, amour que Sarah va tout faire pour saper : « Ma phrase d’une centaine de mots uppercutait ses gencives et me garantissait cent minutes de paix car ma fille s’en allait pleurer dans le giron de la voisine, sa cruelle amie qui la martyrisait ». Et ce retrait du monde, à 18h14, passe par le refus des soins auxquels elle devrait s’astreindre. « Les conseils hygiéniques, les leçons de logique du kiné, je ne veux plus en entendre un huitième de syllabe, un quart de virgule. Faire des moulinets avec mes jambes, des svastikas avec mes bras, m’astreindre à des exercices moteurs, buccaux, capillaro-cervicaux va à l’encontre de mon projet ».
18h35. « Quel que soit le moment où je me réveille, il est 18 heures, l’heure du serpent qui m’injecte des molécules d’épouvante ». Le récit s’égrène ainsi de minute en minute, ou presque, d’un chapitre à l’autre ce sont quelques minutes qui passent pour dire ces méandres torturés où l’esprit s’égare, où les mots prennent des acceptions telles qu’ils convoquent les dires de son père avec qui elle règle quelques comptes, les obsessions linguistiques de sa fille qui, très jeune, fut attirée par la richesse sémantique et la multiplicité des termes qu’elle commençait à employer. La bataille des langues flamande et française qui se joue dans son esprit fait écho à l’abandon délibéré du flamand qui intervint dans sa vie.
18h59. « Je redescends sous la barre des 40 kilos, sous la barre des cent mots. Je laisse à ma fille le soin de faire des provisions langagières, de stocker ses trésors dans des boites de conserve, dans le congélateur. Le seul vocable que je tiendrai en réserve et calerai entre mes joues, c’est “jamais” ».
Guy Donikian
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