Intermezzo, Sally Rooney (par Alix Lerman Enriquez)
Intermezzo, Sally Rooney, Gallimard, Coll. Du monde entier, septembre 2024, trad. anglais (Irlande), Laetitia Devaux, 464 pages, 22 €
Edition: Gallimard
Deux frères, que tout oppose, Péter et Yvan Koubek, se retrouvent après des années d’éloignement pour enterrer leur père. Peter, le frère aîné, trente-deux ans, est un avocat apprécié qui sait briller en société. C’est un séduisant beau parleur aux multiples conquêtes féminines. Yvan, au contraire, de dix ans son cadet, est un peu autiste et se montre très maladroit en société. En revanche, ce dernier est un brillant joueur d’échecs qui fascine par sa profondeur et sa pensée logique.
Malgré leurs différences, tous deux éprouvent un sentiment de vertige et de vacillement à la mort de leur père. Peter, évoquant son père, se dit en lui-même : « il n’était même pas vieux, les gens ne cessaient de le répéter, à peine soixante-cinq ans, Peter a atteint la moitié de cet âge trente-deux ans et-demi. Selon ce calcul, il en est presque à la moitié de sa vie ». Et Yvan, songeant à son père, profère : « Une personne morte n’existe plus qu’en pensée. Et si elle n’existe plus en pensée, là, elle a vraiment disparu. Si je ne pense pas à lui, c’est comme s’il disparaissait une seconde fois ».
Paradoxalement, cette période de deuil est propice aux rencontres inopinées, aux liaisons insolites. Ainsi, alors qu’il dispute une partie d’échecs avec brio, Yvan rencontre la jolie Margaret, une femme de trente-six ans, de presque quinze ans son aînée. Quant à Peter, il vit avec deux femmes, le cœur déchiré entre ces deux êtres qu’il aime chacun à sa façon : l’intellectuelle Sylvia et la sensuelle Noémie, deux femmes que tout oppose également
Dans cette période délicate du deuil, les deux frères vont s’affronter, se disputer tout en goûtant aux vertiges de l’amour pour tenter de combler l’abîme de l’abandon. Tout comme Peter qui sombre dans l’alcool, Yvan est déboussolé. Yvan est comme Alexeï, son propre chien qui vivait avec lui et son père, confié à sa mère qui n’en veut pas, ballotté de maison en maison.
Ce délitement des vies, l’écrivaine irlandaise le peint avec grande délicatesse, sur fond d’un décor irlandais mélancolique, puissamment poétique, la pluie étant presque omniprésente, dans ces descriptions de la réalité extérieure, comme un écho diluvien au raz-de marée intérieur que constitue la tristesse intérieure du deuil : « Un mal de tête se répand dans son crâne mais ce n’est pas vraiment douloureux. C’est plutôt l’idée d’un mal de tête. Une fois en gare, il (Peter) ne voit que son reflet dans la vitre noire. La bouteille vide sur la table devant lui. Une sensation luminescente comme s’il était déjà mort, entouré par la mort. Il descend sur le quai à moitié ivre. Dehors, il pleut encore ».
Mais la force de Sally Rooney réside avant tout dans cette force d’introspection qu’elle insuffle à ces personnages. Le tumulte intime des pensées de chacun, ainsi que leurs dialogues syncopés, leurs relations sensuelles et délicates, font de ce livre puissant une description fine et complexe du processus du deuil. Cependant, au-delà de ce chaos que produit la mort d’un proche, au-delà de cet intime bouleversement, la vie est plus forte que tout. Sally Rooney nous le démontre avec une force et une poésie inégalées.
Alix Lerman Enriquez
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