Hannah Arendt, Une lecture des Considérations morales (2) (par Marie-Pierre Fiorentino)
Eichmann ou Socrate
Un homme descendu du bus marche au bord d’une route, quelque part près de Buenos-Aires. Surgissent les phares d’une automobile dont les passagers bondissent pour l’embarquer de force. Ce 11 mai 1960, les services secrets israéliens viennent de kidnapper Adolf Eichmann, logisticien de la déportation très actif dans l’exécution de la Solution finale, l’extermination des juifs. Ainsi commence Hannah Arendt, le film de la réalisatrice allemande Margarethe Von Trotta (2012). Ce film de commande, la cinéaste qui a lu l’œuvre, voyagé sur les lieux où vécut Arendt et rencontré ses proches survivants, a failli y renoncer : que filmer à propos d’un personnage dont l’activité principale est de penser ? Comment ? Puis l’idée s’est imposée de représenter ce que l’on pourrait appeler, dans la carrière de la philosophe, l’affaire Eichmann, dont les Considérations morales sont en quelque sorte le prolongement.
Dès les premières lignes, Arendt associe la question de la pensée à sa prise de position lors du procès Eichmann, qu’elle avait couvert pour le New Yorker. C’est à cette occasion qu’elle emploie l’expression, demeurée célèbre, de « banalité du mal », à l’origine d’une polémique qui la contraint, consciente que le sens qu’elle voulait lui donner lui a totalement échappé, à l’expliciter jusqu’à la fin de sa vie. Von Trotta insère dans son film des images d’archives installant le spectateur aux côtés d’Arendt dans la salle du tribunal, observant tout. Qui voit-elle dans la cage en verre ? Un homme ordinaire, répondant, enrhumé aux questions de ses juges.
« Ordinaire » martèle-t-elle à partir de ce jour comme dans les Considérations morales, c’est-à-dire dont les actes sont « impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, à quelque pathologie ou conviction idéologique » ; s’il y a à la limite quelque chose de non ordinaire chez Eichmann, c’est « une extraordinaire superficialité ». Mais en refusant de voir en lui un monstre ou un pervers, Arendt va à l’encontre de l’opinion commune selon laquelle seuls des êtres hors normes sont capables de crimes hors norme. C’est pourquoi la série des cinq articles qu’elle livre au journal, simultanément publiée en livre sous le titre Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal (1963), lui vaut incompréhension, haine et menaces de mort. Le film restitue ce climat. Extrêmement fidèle en amitié, Arendt doit surmonter le chagrin de se fâcher avec Kurt Blumfeld, militant et écrivain sioniste qu’elle soutient depuis qu’elle est étudiante. Elle doit aussi affronter l’incompréhension de son collègue et presque frère Hans Jonas. Von Trotta filme le courage, la ténacité et la tristesse qu’Arendt, pudique, n’évoque pas mais surmonte en faisant acte de pédagogie. Ainsi ses Considérations morales s’élèvent-elles au-dessus de toute position partisane en ne prenant qu’un parti, celui de la pensée, seul moyen pour comprendre ce qui s’est passé et éviter que cela se reproduise.
Revenons à Eichmann. « Une curieuse et inauthentique inaptitude à penser » le caractérise car il ne doute jamais et sort encore moins « de l’ordre ». Par exemple, « les clichés, les phrases toutes faites, l’adhésion à des codes d’expression ou de conduite conventionnels et standardisés » remplacent chez lui toute originalité, toute distanciation, tout pas de côté. Voilà en quoi consiste « cette totale absence de pensée » dont Arendt dit qu’elle « avait attiré [son] attention » lorsqu’elle l’écoutait répondre aux questions de la cour. On est donc loin du monstre que cherchent dans tout criminel de guerre ses victimes et ses juges. On a affaire, finalement, à un homme comme les autres, un homme ordinaire. Comme la majorité des hommes, il vit à l’abri de la certitude rassurante fournie par les codes moraux et politiques. Car rien ne prédispose un humain à commettre le pire sauf cette capacité à se laisser glisser à la facilité du pré-pensé (du pré-jugé) qu’il peut se contenter de suivre les yeux fermés.
Arendt montre en effet que paradoxalement, ceux qui ne pensent pas, conditionnés à agir de façon irréfléchie, changent sans grande difficulté de code de conduite pourvu que le nouveau soit tout aussi contraignant que le précédent, c’est-à-dire pourvu qu’il les dispense d’initiative. C’est ainsi que plus un individu est respectueux des règles, plus il est facile à manipuler du moment qu’on lui propose encore des règles qui le rassurent du fait même qu’on ne lui demande pas de les interroger. Par conséquent et contrairement à l’opinion commune qui se méfie de ceux qui pensent, le mal ne s’implante pas chez ces derniers parce qu’ils doutent et critiquent. Ayant appris à vivre détachés des certitudes, ils adhèrent d’autant moins facilement à des repères soi-disant destinés à créer un monde nouveau prétendu meilleur comme les repères forgés par le totalitarisme.
Pour se justifier de ce qui a été perçu par ses opposants comme une provocation, Arendt ne recule pas devant un paradoxe : Socrate était lui aussi un homme ordinaire. Cette assertion lui permet de comparer les effets de la pensée à ceux de son absence. En effet, Socrate et Eichmann, appartenant tous deux à l’humanité, possèdent la capacité de penser en même temps que la capacité d’exploiter ou non cette capacité. Ce n’est donc pas leur nature qui les distingue mais le choix qu’ils font de développer ou pas une capacité offerte par celle-ci. Or, si Eichmann a fait le choix de ne pas penser, Socrate a fait le choix inverse. En ce sens, Eichmann en particulier, les criminels contre l’humanité en général, ne sont pas plus inhumains que leurs victimes ou que nous tous ; ils sont des humains qui ont renoncé à exercer pleinement leur potentiel humain en ne pensant pas. On pourrait, à la limite, objecter à Arendt que de ce fait, ils se sont rendus « inhumains » mais force est d’admettre qu’il s’agit là d’un accident (au sens propre du terme : cela aurait pu ne pas arriver, du moins s’ils l’avaient voulu) et non pas d’un caractère essentiel.
Plus important encore, si Socrate et Eichmann sont identiques au départ, alors Eichmann est pleinement responsable de ce qu’il a commis car si, comme Socrate (et bien sûr tous ceux qui ont résisté au nazisme) il avait fourni l’effort de penser, il n’aurait pas commis de crimes. C’est parce qu’il a choisi de penser, malgré tous les risques, que Socrate devient pour ses admirateurs puis la postérité extraordinaire. Eichmann quant à lui adopte l’attitude diamétralement opposée : il ne pense pas. Il est donc, en toute logique, ordinaire.
L’argumentation d’Arendt, dans ces Considérations morales, semble tellement imparable que l’on se demande pourquoi l’idée de banalité du mal, malgré tous ses efforts pour la clarifier, a fait scandale. Risquons une hypothèse. Croire en la monstruosité berce de l’illusion ceux qui la cultivent que, s’ils avaient été à la place du monstre, ils n’auraient pas, comme lui, commis le mal. C’est plus profondément encore se protéger contre cette intolérable hypothèse : j’aurais pu être Eichmann. Enfin, on peut supposer que croire à l’inépuisable cruauté de certains hommes, comme croire à une malédiction, c’est aussi se protéger de tout regret. On ne peut en effet pas lutter contre les monstres, forces destructrices engendrées par la nature, alors qu’on pourrait essayer de s’opposer aux hommes ordinaires. Finalement, Arendt renvoie bourreau et victimes à leur identité humaine commune. C’est seule l’absence de pensée qui a gouverné le premier, contraignant les seconds au rôle de victimes. Non seulement ce constat ne déresponsabilise pas Eichmann, au contraire puisqu’il a délibérément choisi de ne pas exploiter sa capacité à penser, mais il invite, pour l’avenir, à nous responsabiliser tous.
Le film de Von Trotta permet aux novices de mesurer ces enjeux à travers des situations et des dialogues dont certains semblent parfois reprendre mot pour mot des passages des Considérations morales, comme des citations prononcées sur le vif. La métaphore du vent, chère à Socrate comme à Arendt, y déplaît à une rédactrice en chef, les leçons qu’elle prononce devant ses étudiants portent sur le mal, ses répliques à ses détracteurs répètent qu’elle ne prend en aucun cas la défense d’Eichmann. Tout cela et les gros plans prolongés sur le visage de l’excellente Barbara Sukowa, qui incarne la philosophe, témoignent de la réussite du film : Von Trotta parvient à mettre en scène l’activité la plus dangereuse mais aussi la seule salvatrice qui soit en réalité, penser.
Marie-Pierre Fiorentino
A suivre
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