Une lecture des Considérations morales (3) Mais si Arendt s’était trompée ? (par Marie-Pierre Fiorentino)
Considérations morales, Hannah Arendt, Rivages Poche, trad. anglais, Marc Ducassou, trad. anglais, Nancy Huston, 96 pages, 7,50 €
Levons tout de suite toute ambigüité : du point de vue des historiens, Arendt s’est trompée sur la personnalité d’Eichmann. Pourquoi alors présenter et même recommander au plus haut point la lecture de cet essai dont on pourrait dire, en simplifiant, qu’il s’évertue à justifier une erreur ? D’une part car l’erreur d’Arendt sur le cas particulier d’Eichmann n’invalide pas le principe général de sa thèse sur la pensée. D’autre part, la richesse de cet essai interdit de le réduire à un simple plaidoyer ; il constitue aussi une introduction à la philosophie d’Arendt mais plus largement à la philosophie. Que cette introduction soit parfois un peu ardue et très personnelle joue en faveur de ce texte dont la brièveté permet que l’on y revienne facilement.
En quoi Arendt se serait-elle précisément trompée ? Elle définit ainsi la « banalité du mal » : « un phénomène de forfaits commis à une échelle gigantesque et impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, à quelque pathologie ou conviction idéologique de l’agent ».
Plusieurs études montrent pourtant qu’Eichmann n’était pas sans conviction politique. Son parcours le conduit à adhérer pleinement à l’idéologie nazie au fur et à mesure qu’elle se développe dans l’Allemagne des années 1930. Il s’évertue à la faire vivre et contribue à réaliser ses plans pour la création d’un monde nouveau. Engagé dès 1932 dans le parti nazi, ayant suivi un entraînement avec une unité de SS autrichiens, Eichmann est un antisémite et nationaliste convaincu avant même l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Sans être une figure centrale du régime, il participe à la conférence de Wannsee en janvier 1942 durant laquelle est décidée la Solution finale et ne peut donc pas ignorer le sort réservé aux Juifs déportés. Logisticien du génocide, il sert la cause qu’il défend, purifier l’Allemagne et lui donner la grandeur qu’elle mérite selon lui. Eichmann n’est peut-être donc pas particulièrement méchant. Il n’est probablement pas un malade mais il s’est mis de façon délibérée au service d’une idéologie dont il partage toutes les prétendues valeurs. C’est sur ce point précis qu’Arendt, dans l’ignorance des documents qui ont été depuis mis au jour et étudiés, se trompe.
Les témoins de l’époque où il sévissait le décrivent sûr de lui et jouissant de son pouvoir. Bref, Arendt n’aurait vu à Jérusalem qu’un numéro d’acteur parfaitement joué. Sous cet angle, on comprend que sa prise de position ait révolté la communauté juive. Comment s’est-elle laissé prendre au piège ? Que cette question sonne chez ses détracteurs comme une accusation de naïveté ou de complaisance, elle remet gravement en question l’aptitude de la philosophe à juger d’une situation historique.
Notons cependant qu’Arendt est prudente : « j’avais parlé de la “banalité du mal”, entendant par là non pas une théorie ou une doctrine ». Mais par la suite, cette expression devient un lieu commun répandu bien au-delà du cercle des philosophes ou des historiens. Après l’incompréhension par ses contemporains, ce devenir est tout aussi dommageable dans la mesure où, destinée à dénoncer l’absence de pensée, « la banalité du mal » devient une expression préfabriquée employée à tout propos sans que l’on ne pense plus son sens. Ainsi peut-on considérer aujourd’hui le fruit de la pensée singulière d’Arendt comme ce qu’elle appelle une « pensée gelée ». Lire son essai permet de la ranimer. D’ailleurs, philosopher, n’est-ce pas d’abord chercher, sous la fixité des mots déformés ou figés par l’usage, l’intention palpitante qui a présidé à leur élaboration ? Arendt cultive le paradoxe en sapant l’idée selon laquelle pour être philosophe, il faut nécessairement élaborer des concepts. Le véritable penseur serait plutôt celui qui se méfie de la rigidité conceptuelle.
Là réside la raison pour lire cet essai comme une introduction à la philosophie où Arendt propose une analyse de ce que sont les mots. Certes nécessaires à la pensée et bien sûr aux échanges d’idées, ils sont aussi des pièges que la philosophe nous invite à déjouer. Il faut pour cela remonter aux sources des idées originelles dans notre culture. Il n’y a donc pas de philosophie sans histoire de la philosophie – à lire Arendt, on constate d’ailleurs que les ruptures n’existent ni dans l’histoire des idées ni dans l’histoire tout court, faites d’inextricables enchevêtrements. Mais la tâche est épineuse car il faut savoir bousculer la tradition qui les a parfois encrassées. Arendt ne recule devant aucune de ces bousculades, y compris et surtout lorsque ces idées ont acquis la force de l’académisme. En ce sens, le portrait que la philosophe dresse de Socrate est un réjouissant chahut, comme est habile sa lecture d’extraits de Richard III. Dans les deux cas, il s’agit de retrouver sous la carapace des termes la pensée vivante qui leur a donné naissance et ne demande qu’à reprendre de la vigueur. Cette carapace, c’est le concept qui rend abstrait ce qui est concret, qui réduit à un terme unique une réalité aux formes multiples.
Arendt, toujours pédagogue, prend l’exemple du mot « maison ». Il désigne aussi bien des logements minuscules et rudimentaires tels que « la hutte en terre » que des constructions immenses, très belles et très techniques, « le palais d’un roi ». Toutes ces réalités répondent cependant à des critères communs, par exemple une maison est ancrée dans le sol, par opposition aux « tentes des nomades ». Ainsi apparaissent les concepts. Mais la conceptualisation, remarque Arendt, « ne va pas du tout de soi » car l’effort pour généraliser et se représenter la « maison en soi » n’empêche pas que notre interprétation se représente « une maison particulière ». Il faut donc, pour conceptualiser la maison, présupposer « la pensée d’être logé, de séjourner, d’avoir un foyer ». Le concept est bien, au départ, le résultat d’une pensée. Mais conceptualiser produit une « définition », donc délimite le sens du mot en le limitant par l’exclusion d’autres sens. Il faudra donc le penser à nouveau pour retrouver son sens premier et l’évaluer. Telle est l’activité socratique.
Ainsi Socrate est-il l’archétype du penseur qu’Arendt a choisi de mettre en avant car il n’enseigne rien mais interroge les mots de la vie quotidienne, le bonheur, la justice, la piété, la beauté… Que désignent-ils réellement ? Socrate ne prétend pas le savoir et ne transmet donc aucune connaissance à ce sujet – c’est pour cela qu’Arendt le distingue des philosophes professionnels – mais du moins, en s’interrogeant évite-t-il de tomber dans le dogmatisme.
Si l’on pense à la justice, peut-être s’apercevra-t-on que les règles de droit que le mot désigne ne coïncident pas pleinement avec l’idée initiale de ceux qui ont pensé la justice ni avec ce que nous-mêmes pouvons en penser. Alors hésiterons-nous à prononcer un jugement hâtif ou arbitraire. Surtout, nous serons en mesure de reconnaître, si elle se présente, une injustice criante. Et nous voici revenus à la portée politique des Considérations morales : seule la pensée peut éviter le mal radical.
Paradoxalement, parce qu’elle est une grande philosophe de la pensée, Arendt est une philosophe de l’action. Car quel sens aurait une pensée condamnée à la passivité ? Cette activité de l’esprit, plus libre que le raisonnement logique précise-t-elle, car sachant utiliser celui-ci sans se limiter à la rigueur de ses règles, est nécessaire pour que chacun puisse, le moment venu, agir politiquement, c’est-à-dire dans l’espace public, en sortant de la solitude de la pensée.
Alors oui, Arendt s’est probablement trompée sur Eichmann, nazi convaincu et pas homme ordinaire. Mais le principe selon lequel l’absence de pensée peut conduire au pire n’en vaut pas moins de façon générale. Tous les exécutants d’un régime répressif mais aussi tous les témoins passifs ne sont pas des idéologues convaincus, n’ont pas de méchanceté hors norme. La banalité du mal pourrait être le nom de l’absence de réaction au mal commis sous nos yeux dont n’importe lequel d’entre nous peut se montrer capable, par conformisme habilement préparé et entretenu par ceux dont c’est l’intérêt. Penser, au sens que donne Arendt au terme, nous sortirait de ce conformisme. D’autre part Arendt n’a pas prétendu nous délivrer une quelconque vérité. Elle a pris position dans le débat public à partir des éléments à sa disposition sur lesquels elle avait pensé, prenant le risque de la polémique (qui n’a pas manqué de se produire). Mais l’essentiel est là : Arendt nous donne à penser. Parce qu’elle pense, elle produit le même effet inconfortable que le vent, faire osciller nos positions. C’est surtout un effet libérateur. Lorsqu’elle surnomme finement Socrate « cet amoureux des perplexités », Arendt ne nous parle-t-elle pas d’elle-même ? Et ne devrions-nous pas, dans l’intimité de notre pensée, nous faire le cadeau de cette perplexité qui protège mieux, en définitive, « des catastrophes, tout au moins pour moi-même », que les certitudes ?
Marie-Pierre Fiorentino
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