Gestuaire, Sylvie Kandé
Gestuaire, octobre 2016, 112 pages, 12,50 €
Ecrivain(s): Sylvie Kandé Edition: Gallimard
A l’inverse de son long poème en prose Lagon, Lagunes (Gallimard, 2000), très marqué par le lyrisme à la Césaire, Gestuaire se dégage de toute pesanteur culturelle. Une charge d’inconnu est exposée à l’arrachement – qui se dessine à travers l’incantation, le soliloque poétique qui affirme et nie à la fois. On en retient le souffle coupé qui pourtant garde la force d’expirer l’énigme là où la nuit tente de tout recouvrir.
L’écriture illustre d’ailleurs cette lutte, comme s’il s’agissait là d’un geste désespéré accolé à sa résistance dans ce qui tient du mouvement qui déplace insensiblement des terres vierges vers le paradoxal désert occidental du présent. Sylvie Kandé fait éclater les masques du « je » pour qu’il s’affirme à l’aune d’un passé et de ses peaux dont elle arrache la fixité, l’opacité de leur règne énigmatique.
Le dedans se fraye une issue – sans propension autobiographique si ce n’est de manière allusive – à travers les fissures d’une litanie qui de reprises en reprises s’incruste dans la chair et rebondit sur la peau en de longues vibrations de lumière, comme si le dedans laissait monter la trace et l’ajour d’une existence prisonnière et l’éclat diffracté de son immense évasion qui d’une certaine façon n’a jamais pu se faire.
Il n’existe plus – afin de satisfaire le regard – d’images accomplies, arrêtées mais le gonflement par écrasement de sa vibration ; montée du désir d’être et amorce d’une extinction. Nous entrons alors dans une écriture paradoxale : celle du monde muet de l’injonction où la trace devient énergie sourdement incorporée par la puissance du souffle en dépit de ses spasmes et de ses empêchements.
Un tel livre est donc un texte grave, intense, dans lequel l’image apparaît dans la précarité là où il n’y est pas question de subordonner le lieu humain à la demeure de Dieu. L’acte de foi de l’auteure est autre. Il l’est dans une sorte de douleur muette mais incarnée d’une femme qui pourtant ne s’est pas perdue car dans les labyrinthes de ses racines. A ce titre, le recueil n’est pas un livre de réconciliation. Il témoigne au contraire de la coupure. Mais en dépit de cela, le langage crée des retrouvailles par le miracle même de l’esprit comme s’il existait un retour d’images en amont du réel.
Tout le travail de l’écriture tient donc dans cette traque de l’intervalle, de l’entre, c’est pourquoi le texte évite la brillance et préfère le mat qui devient une manière de saisir par fragments ce qui tient peut-être d’un puzzle dépareillé – puisque c’est par une vue de l’esprit qu’on pourrait imaginer que les fragments de vie s’emboîtent enfin. L’intervalle se lit non par un corpus qui fait noyau et centre, mais par tout ce qui permet de s’en rapprocher afin d’appréhender autrement tout ce qui échappe encore sauf à celle qui devient la flâneuse entre trois continents.
Sylvie Kandé est donc celle qui ramasse une poignée d’écorces pour en faire surgir des profondeurs. Elle fonde alors le cri de l’être, l’accroche à la vie et à son grondement sourd. Demeure le manque constant et le gouffre de présence, la poursuite aussi de la voyageuse en cet abîme où le poème se perd et se retrouve encore dans la fleur sauvage non seulement du temps passé mais du présent. La poétesse reste la « primitive » du futur capable d’ouvrir un autre monde.
Jean-Paul Gavard-Perret
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