François Mitterrand, Michel Winock
François Mitterrand, mars 2015, 430 pages, 25 €
Ecrivain(s): Michel Winock Edition: Gallimard
« Elu, je changerai le cours des choses et donc la vie des hommes de mon temps » (La Paille et le Grain). Durant la longue période qui devança son accession à la présidence de la République, François Mitterrand présentait ainsi, avec conviction, son projet politique à ses compatriotes. Vingt ans après sa mort et surtout suite à ses deux septennats passés à la tête de l’Etat, examiner avec le recul nécessaire (avec du temps laissé au temps) le style autant que les marques imprimées sur le pays par cet indétournable conquérant du pouvoir sera cette fois devenu une affaire d’analyste. Après certains chroniqueurs qui n’auront pas attendu ce délai probatoire mais en proposant à son tour et à contretemps une biographie du président socialiste soutenue par une documentation étoffée, l’historien Michel Winock se plie aujourd’hui à l’exercice. La vie des hommes soudain transformée par le changement du cours des choses ? Au crédit du IVe président de la Ve République et aux yeux du présent examinateur s’impose d’abord un aspect unique et performant de tribunat. Viennent ensuite sa responsabilité dans des mesures sociales tranchantes, son implication dans un projet européen ambitieux ou encore, comme signe temporel plus intime, sa dédicace de monuments au patrimoine national.
Certaines facettes houleuses de ses orientations initiales auxquelles s’associa, en posture finale, une sensible manière républicaine de régence révèlent pourtant du natif vendéen et rusé locataire élyséen de la fin du XXe siècle, ce qui pourrait se résumer – comme ne le dit pas l’auteur – à une repérable tendance au « coup d’éclat permanent »… Malgré le salut assez régulièrement empathique qu’il réserve à l’ancien leader du « programme commun » de la gauche, jugé complexe à travers son cheminement mais derrière lequel s’aperçoit bientôt également un économiste hasardeux doublé d’un monarque républicain aux lumières clignotantes, le synthétiseur de ce portait historique et humain livre en conclusion avec un manifeste embarras son doute admiratif.
Né en Saintonge (Jarnac), dans un anonymat rural plutôt naturel mais aux heures tout de même cruciales de la Grande guerre sévissant à Verdun (1916), le futur président de la République ne laissa sûrement prédire à aucun témoin de son avènement qu’il se rendrait plus tard sur de tels lieux bientôt reconnus de mémoire symbolique, main dans la main avec un chancelier allemand, homologue aussi bien dans un mandat national que comme porte-voix d’un pacifisme unitaire européen. Riche de nombreux et sinueux méandres, le parcours de jeune provincial de celui qui deviendrait à terme le dirigeant de son pays aura toutefois respecté, si ce n’est une manière attendue, une trajectoire que propose d’entrevoir par éclairages progressifs le subtil travail de Michel Winock. Nous est décrit tout d’abord un garçon éveillé aux sensibilités de son milieu rural et qui se trouve alors bien loin de renier les coutumes ambiantes auxquelles il se conforme par tradition. Il s’agit en cela d’un rapport à la terre que sacralise la prégnance rustique et religieuse héritée d’une longue histoire identitaire. François Mitterrand n’aura d’ailleurs jamais caché cet aspect initial de sa provenance. Son appartenance à une catégorie sociale par essence conservatrice et droitière, au lieu de le réserver, remportera au contraire et toujours sur lui la fascination déclarée d’un art de vivre revendiquant la littérature et la poésie comme instruments indispensables aux vues critiques et aux souplesses de l’esprit. A partir d’une relative séduction monarchiste glanée sûrement en premier lieu tout en dehors du giron familial auprès de pédagogues Maristes, avec aussi un Maurice Barrès comme porte-étendard modèle de telles notions ajustées aux élans particuliers de la République, le parcours idéologique de François Mitterrand dans sa jeunesse ne sera alors jamais une rupture ni même une transgression. Le futur politicien restera longtemps et avant tout un bourgeois simple mais distingué et cultivé, amoureux des lettres et correspondant de presse marqué par ses attachements terriens, tandis que les noms évocateurs de Jaurès, un peu plus tôt sacrifié sur l’autel sanglant de l’union sacrée, celui d’un Léon Blum aux populaires promesses d’humanité donneront aux aspirations sociales de ce temps des inflexions nouvelles. C’est alors, plus tard et par opportunité revêtu d’un réversible pourpoint de combattant politique aux références idoines, que Mitterrand se souviendra d’eux.
Croix de feu du colonel de la Roques, membres obscurs de la Cagoule… C’est assurément un univers assez glauque et réactionnaire à travers lequel Mitterrand consume ses relations d’avant-guerre. Que dire alors pour la suite, de ces heures d’Occupation voyant le retour d’un militaire évadé d’Allemagne aussitôt porté à Vichy pour faire « don de sa personne » au cacochyme vainqueur de Verdun, lui-même transformé en zélé serviteur du Reich envahisseur ? « Pas de franciscain ici ! ». La formule d’Alain Savary (refusant l’adhésion du titulaire de la décoration pétainiste dans son parti), plus tard ministre de l’éducation de François Mitterrand mais qui le devança toutefois à la tête du Parti socialiste, aurait probablement altéré l’image du futur rassembleur de la gauche si l’impétrant n’était longuement parvenu à relativiser ou même à faire oublier cette distinction obtenue de troubles circonstances. On le sait pourtant, Vichy aura bel et bien façonné dans son ombre protectrice ni plus ni moins que des agents de la Résistance intérieure. Certes, la cause des prisonniers de guerre resta-t-elle aux yeux des Français un gage de dévouement honorable quand, bien plus tard, un ornement de fleurs reconduit sur la sépulture du vieux maréchal calamiteux ne pouvait autrement les laisser interrogateurs.
« Les révélations sur le rôle de Mitterrand pendant la guerre ont rendu perplexe nombre de ses partisans. Qu’on fût successivement vichyste puis résistant, c’était le lot de très nombreux combattants de l’“armée de l’ombre”, mais pouvait-on être à la fois favorable à Pétain, l’homme de Montoire, et engagé dans la lutte antiallemande ? » (p.66).
Viciée autant qu’éphémère, l’institution de la IVe République française proposera tout de même divers postes de ministères au « giraudiste » qu’avait été Mitterrand à l’instant décisif de la guerre (1942-43). Conflits en Indochine et en Algérie, procès de la collaboration active, affirmation interne et internationale d’un communisme victorieux du fascisme ou même encore naissance de l’idée européenne seraient les lignes de la fiévreuse toile de fond politique au sein de laquelle le bientôt révélé grand ami de Roger-Patrice Pelat ou de René Bousquet ferait aussi pièce au décor. En 1965, vingt années se seront avérées suffisantes aux Français pour leur faire oublier que François Mitterrand demeurait en réalité opposé à De Gaulle depuis le tournant de la guerre où, notamment à Alger, ce dernier avait finalement été reconnu le mieux placé pour présider à la reconquête du pays. Trop sûr de sa personne après son retour au pouvoir et suite à la refonte institutionnelle initiée par lui (naissance de la Ve République), le grand général né de l’appel lancé le 18 juin 1940 aurait-il mésestimé alors le mal ressenti par son coup de force de 1958, par son désengagement colonial subit et ses menées nucléaires coûteuses qui le mettraient en situation de ballotage lors du premier tour des inédites élections d’un président de la République au suffrage universel direct ? Sûrement n’avait-il pas prévu en tout cas que le nom du ministre de l’Intérieur du temps de la guerre d’Algérie parviendrait à réunir contre lui la voix protestataire hétéroclite mais massive des insatisfaits.
Les balises suivantes du parcours de Mitterrand seront moins inédites pour qui aura vécu les évènements de politique intérieure durant le dernier quart du siècle passé. Le rassemblement des gauches autour du premier secrétaire du parti socialiste nouvellement investi au congrès d’Epinay de 1971, même difficile, n’en deviendra pas moins le point de départ d’une irrésistible ascension de son principal artisan vers le pouvoir. 1981 et sa nomination à la tête de l’Etat deviendrait le point d’aboutissement de l’infatigable maître d’escrime oratoire et politique qu’incarna le député socialiste de la Nièvre au long d’une préalable fort patiente décennie. Aussi bien cette maturité d’un jouteur politique aguerri lui vaudrait-elle au bout du compte d’exercer durant deux mandats consécutifs la plus haute charge du pays, sans rencontrer d’opposition véritablement digne de lui faire obstruction. Michel Winock relève avec malice combien celui qui avait auparavant décrié la constitution gaullienne en tira pourtant à son usage le meilleur avantage. Avec le chef de l’Etat socialiste devait être en effet inauguré le mécanisme de l’alternance démocratique de gouvernement, garanti par un quasi inamovible président-arbitre. On n’aurait su mieux ainsi exploiter les ressorts constitutionnels, en démontrant au passage que le concepteur de ce coup d’Etat pertinent avait eu à l’origine quelque suite dans les idées…
C’est un Mitterrand rongé par la maladie cependant lucide qui achève en 1995 son second mandat élyséen. « Je fais partie du paysage de la France » déclarait-il déjà à la veille de sa première élection à la présidence (Ici et maintenant /1980). Un certain orgueil et en tout cas la grande estime qu’il avait pour lui-même toujours lui auront dicté la hauteur de sa place dans le panorama politique français. Sans doute est-ce souvent au prix d’un manque de modestie que se réalisent les grands projets et que se concrétisent aussi les ambitions supérieures. Sûrement encore, une morale de stricte orthodoxie républicaine s’accommode-t-elle toujours assez mal du culte de la personne. Il faut bien le reconnaître pourtant, en dépit des mises en garde au sujet de son passé et autour de sa représentation, les Français en majorité auront vu bientôt en Mitterrand celui qui garantissait les devises et les aspirations nationales. Nul ne s’aviserait de faire aujourd’hui à Jaurès le procès infamant de sa droitière bourgeoisie extractive. Une frange de la population autrefois affirmée d’obédience communiste jamais n’accepta de bonne grâce la montée de Mitterrand au sommet de l’Etat, tandis qu’une autre, de revendication gaullienne, ne supporte toujours pas la prise de pouvoir du contradicteur de celui qui avait épargné à Pétain la peine de mort…
Depuis l’apôtre Paul et son chemin de Damas, personne ne considère plus le reniement des erreurs comme un fardeau devant peser à vie. La conversion de Mitterrand au socialisme, même tardive, n’induisait en outre aucune amnistie sur quelque lapidation. Sous l’apparence d’un transfuge de la droite bientôt sincèrement acquis à la cause des couches modestes, pourquoi alors Mitterrand ne conserverait-il pas enfin la gratitude de l’opinion ? N’en déplaise à l’excellent Michel Winock, pour son action culturelle et sociale, sans doute ici un peu vite escamotée ou ramenée à de simples affaires banales, François Mitterrand continuera probablement d’attirer sur sa tombe des hymnes florales révérant la part de sa valeur non compromise, c’est-à-dire les marques ni feintes ni usurpées d’une profonde sagesse accommodée d’un flagrant humanisme. Sans angélisme, au moins un mariage réussi…
Vincent Robin
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