Feux, Marguerite Yourcenar
Feux, 1993, 147 pages
Ecrivain(s): Marguerite Yourcenar Edition: GallimardRecueil de narrations lyriques ou de poèmes en prose, comme on le voudra, Feux est un des plus beaux écrits de la littérature française contemporaine. Il y a mille particularités qui convergent vers un universalisme littéraire, poétique et humain. Comme le dit l’auteur elle-même « produit d’une crise passionnelle » le recueil aurait pu s’appeler l’Amour Fou, mais c’est un titre plus à l’image du style baroque, métaphorique, classique et racinien auquel Marguerite Yourcenar a recours qui nommera ces écrits. Feux telle est la métaphore vive qui baptise ces plaidoyers passionnés.
L’ensemble proposé ici est celui de neuf récits tous empruntés à la Grèce Antique sauf Marie-Madeleine ou le salut de Dieu ; entrecoupés de réflexions brèves et foudroyantes, extraits sans doute d’écrits intimes et personnels. Yourcenar emprunte tous les sentiers détournés, narration à « il » ou « elle », nouvelle identité mythique de « je » pour nous parler de ce qui n’en finit pas de se vivre, l’amour passion. Ces détournements sont moins une mise à distance qu’une pudeur, mais peut-être aussi parce que dans l’incapacité à souffrir la souffrance ce ne peut être un « je » souffrant qui parle mais une souffrance s’écri(v)ant à travers des prête-noms. Ces personnages, ce style emphatique mais sublime, ces métaphores et ces images au service d’histoires simples soutiennent ensemble l’idée majeure selon laquelle l’amour est un support de passions abstraites et transcendantes.
L’auteur l’explique dans sa préface, elle a multiplié les calembours lyriques, les variations stylistiques, et historiques superposant le passé au moderne, c’est-à-dire le mythe et son expression contemporaine comme il était à la mode dans les années 1930-1940 chez nombre d’auteurs – Giraudoux, Anouilh –, consciente aussi parfois de s’approprier les interprétations intermédiaires – Phèdre telle que vue par Racine – elle en garde l’universalisme de la vérité passionnelle. Ce procédé n’est pas sans évoquer un illustre prédécesseur du genre, le poète latin Ovide, qui dans les Héroïdes fait parler des personnages féminins et imagine leur plainte quant à l’indifférence ou l’absence de l’être aimé. Yourcenar fait parler des hommes, Achille, Phédon, mais c’est surtout aux femmes qu’elle donne la parole. C’est Clytemnestre qui explique à ses juges combien l’absence d’un homme aimé est provocation à l’adultère et au meurtre, c’est la poétesse lesbienne Sappho qui tente désespérément d’oublier son aimée Attis, et qui croyant aller vers le tout autre, c’est-à-dire un homme, a choisi celui qui ressemble le plus outrageusement à sa compagne perdue. C’est encore Marie-Madeleine qui raconte l’échec de ses fiançailles avec le futur évangéliste Jean qui préféra suivre le Christ, sa vie de prostituée sauvée par sa rencontre avec le Christ au terme d’une initiation douloureuse « j’ai accepté la pureté comme une pire perversion ».
Ces amours légendaires montrent les confusions du sentiment, comment en effet la passion est un mélange de pureté de l’abandon capable de virer à la perversion et à la folie dans la jalousie, le suicide ou l’obsession, de sorte que l’amour comme le feu est un éclat qui ne peut que consumer ce qu’il éclaire. Pour Yourcenar ce mélange explosif montre qu’il n’est peut-être plus un amour de l’humain qu’un contact avec un absolu, une rencontre mystique avec une transcendance.
Pourtant les quelques phrases intimes qui entrecoupent ces narrations en troisième personne disent l’exact contraire : elles crient le vécu passionnel et intime de quelqu’un, l’auteur. Elles proposent la description la plus concrète voire chimique de phénomène amoureux : « Absent ta figure se dilate au point d’emplir l’univers. Tu passes à l’état fluide qui est celui des fantômes. Présent elle se condense ; tu atteins aux concentrations des métaux les plus lourds, de l’iridium, du mercure », le passage du figuré au propre « un cœur c’est peut-être malpropre. C’est de l’ordre de la table d’anatomie et de l’étal de boucher je préfère ton corps », ou « rien de plus sale que l’amour-propre ».
De cette crise ne naît pas que l’expression lyrique du manque ou du désir, mais autant de réflexions sur la mort et le destin. Souvent l’auteur associe l’amour à une condamnation, condamnation pourtant acceptée. C’est là moins un plaisir masochiste qu’un regard lucide sur l’amour. La crise passionnelle n’est peut-être qu’anormalité ou pathologie psychique dans le règne terrestre et immanent des affaires humaines. Mais lorsque sortis de l’immanence, nous rejoignons la sphère transcendante à laquelle la passion conduit, sphère où le principe est à l’abandon de son être, où les valeurs y sont inversées – innocence et culpabilité, pureté et perversion, bonheur et malheur –, la passion n’est plus misère du moi qu’initiation douloureuse à l’au-delà de soi. Mais il n’y a qu’elle, nous dit Yourcenar, qui sera l’artisan de son destin, puisque de sa passion même, elle en est la seule responsable « qu’on accuse personne de ma vie », « Je connais les passerelles, les ponts tournants, les pièges, toutes les sapes de la Fatalité. Je ne puis m’y perdre. La mort pour me tuer aura besoin de ma complicité ». L’autre me tourmente sans moi et avec moi.
Sophie Galabru
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