Entretien avec Bernard Pignero
Embruns paraît aujourd’hui aux éditions Encretoile. Quelle a été la genèse de ce roman ?
Quand une nouvelle ne fonctionne pas bien, quand, en particulier, elle appelle plus de développements, je l’utilise pour essayer d’en faire un roman. C’était déjà le cas pour Les mêmes étoiles, c’est à nouveau ce qui constitue la genèse d’Embruns. Quant à savoir ce qui était à l’origine de cette nouvelle dont je n’étais pas satisfait, il m’est impossible de le dire. Une nouvelle peut naître d’un mot, d’une réminiscence, d’un rêve… D’une manière générale, je ne pars pas d’un sujet précis, encore moins d’un plan. Ecrire, pour moi, c’est découvrir ce que je pense, ou plutôt ce qui n’est pas encore pensé et demande à l’être. Il m’est arrivé plusieurs fois de supprimer un premier chapitre qui n’avait plus sa place dans le roman qui était en train de s’écrire. Il m’avait pourtant servi de tremplin pour me lancer. Pour Embruns, les premières pages ont déterminé la suite. Elles étaient assez solidement ancrées dans une nécessité intérieure pour que tout le récit puisse s’y accrocher et se dévider naturellement.
Comment se construisent vos personnages ? Pouvez-vous donner des exemples précis (tirés de Les mêmes étoiles, de Mélomane, de Traduit du français…) ?
Ils se construisent tout seuls. Ils s’imposent. Je ne les connaissais pas avant de les mettre en scène ; ils ne ressemblent à personne de connu : il n’y a pas de clés. Mais il m’arrive aussi qu’un personnage me résiste, ne veuille pas exister. S’il occupe un rôle secondaire dans le récit, ce n’est pas trop grave. Mais si j’ai besoin de lui pour lui confier une place importante, c’est dramatique. Je peux rester bloqué et s’il ne cède pas, je dois abandonner le roman.
Physiquement, je ne vois jamais mes personnages. J’évite donc de décrire mes héros, pas seulement pour laisser au lecteur la faculté de les imaginer à sa guise mais parce que ce serait malhonnête de ma part. Mais si je donne quelques indications d’ordre physique, c’est que je peux garantir qu’elles sont authentiques et, généralement, elles sont indispensables au récit. Il en va ainsi des cheveux d’Aurora dans Mélomane ou de la forte pilosité d’Alain dans le même roman, ou encore des cheveux en brosse souple du jeune clarinettiste autrichien. Je sais que Sylvain dans Les mêmes étoiles est petit et très solide et qu’il a les yeux d’un bleu presque violet, donc je le dis. Je n’ai jamais imaginé Marthe mais comme c’est elle qui est la narratrice, elle a la modestie de ne pas préciser qu’elle doit être assez jolie. Dans Traduit du français Lucien est supposé être d’une beauté exceptionnelle. C’est ainsi que le voit sa femme et c’est indispensable pour l’intrigue. Mais bien sûr, je suis incapable de dire en quoi se caractérise cette beauté. Je m’en tire en citant Chéri qui, si je me souviens bien, est blond dans le roman de Colette, ce qui n’a pas empêché qu’il soit incarné au cinéma par des acteurs bruns.
Pour ce qui est du caractère, de la personnalité, de la sensibilité, de tout ce qui peut les rendre vivants, il est évident que mes héros, les personnages principaux en tout cas, me ressemblent souvent. Je m’idéalise ou je me critique à travers eux. Les lecteurs qui me connaissent en sont souvent gênés dans leur lecture. Mais je ne suis pas certain qu’ils me « retrouvent » précisément où moi, j’ai l’impression de m’être dévoilé. Quand j’ai été reçu chez Gallimard, Jacques Réda, qui était mon éditeur, m’a dit en m’accueillant dans son bureau : « J’avais bien deviné que l’auteur n’avait pas vingt-cinq ans comme la narratrice [j’avais cinquante ans], mais j’étais bien persuadé que sous le pseudonyme de Bernard Pignero, se cachait une femme ». J’étais très fier d’avoir pu lui faire croire que c’était une femme qui écrivait ce récit mais un peu vexé qu’il n’ait pas senti qu’en l’écrivant j’avais vraiment l’impression d’avoir vingt-cinq ans. J’ai retenu la leçon : la narratrice de Traduit du Français est à nouveau une femme mais cette fois-ci, elle a mon âge.
La maladie d’Eloi semble avoir été inventée pour que soit amenée avec vraisemblance dans Embruns la différence (subtile) d’une vision posée sur le monde. Différence qui parle et de l’humanité d’Eloi et de la poésie contenue dans le vacillement (possible) du regard, dans cette façon qu’a alors le regard de s’extraire des conventions, des topoï… (ce point était déjà très sensible dans Les mêmes étoiles). Que pouvez-vous dire à ce sujet ?
Un lecteur m’a dit très judicieusement : « La maladie d’Eloi est ce dont nous souffrons tous, mais nous n’en souffrons pas assez pour pouvoir regarder le monde et considérer la vie avec son regard ».
Bien entendu, ce regard est celui que j’essaye de poser sur le monde, ma propre maladie étant ce besoin d’écrire dont je « souffre » depuis mon adolescence. S’il y a un fil rouge qui relie mes romans, c’est certainement cette nécessité de voir le quotidien d’un regard toujours neuf, parfois critique, généralement bienveillant et souvent émerveillé.
Le début d’Embruns (et tout particulièrement la relation qu’entretient Eloi avec le sommeil, ou plus exactement avec l’insomnie) réveille le début de La Recherche du temps perdu. Ce lien à Proust est discret, mais fait sens en cela que cet auteur a une importance capitale dans votre vie. Pouvez-vous revenir et sur le lien entre La Recherche et Embruns et sur cette importance toute particulière qu’a Proust dans votre existence, – importance qui vous a conduit récemment à effectuer un travail à son sujet, que vous avez fait paraître en feuilleton sur le site Reflets du temps ?
Une belle émission animée par Laure Adler sur France Culture établissait récemment que l’auteur que l’on relit le plus souvent est Marcel Proust. Je ne prétends donc pas à l’originalité en disant que j’ai luLa Recherche trois fois, à vingt, quarante et soixante ans. J’ai lu également tout ce qui a été publié de Proust (mais pas l’intégralité de sa correspondance) et, récemment, pour le travail que vous mentionnez, tout ce que j’ai pu trouver en matière de biographies ou d’essais importants sur Proust. Il y a chez les très grands auteurs qui ont éclairé ma vie, Proust, Thomas Mann, Colette, Roger Martin du Gard, Cormac McCarthy, Naipaul…, une vision du monde qui apparaît dans chacun de leurs livres mais prend une dimension supplémentaire si on lit la totalité de leur œuvre. C’est ce que je me suis efforcé de faire pour ces auteurs et quelques autres. La spécificité de Proust réside d’abord dans les interférences, d’une subtilité et d’une complexité extrêmes, entre sa vie et son roman majeur mais, et c’est là qu’Embruns lui rend un très modeste et insuffisant hommage, dans le fait que la maladie de Proust, cette forme de sensibilité allergique et sans aucun doute psychosomatique qui fait véritablement de son asthme une maladie orpheline, en tout cas inclassable et inguérissable, a été une source de souffrances physiques et morales que l’on ne soupçonne que rarement chez cet homme qui a lutté des années jusqu’à l’épuisement total pour achever cette œuvre visionnaire qui ouvre le roman à la modernité.
Vous entretenez une relation de longue date avec la musique. Le roman Mélomane témoigne en creux de cette relation. Pouvez-vous nous parler et d’elle et de lui, et de cette relation et de Mélomane(même si ce roman n’est pas à proprement parler un livre sur la musique) ?
Un éditeur, tout en louant son intérêt musical, a refusé ce roman au motif qu’il n’exploitait pas le côté glamour de cette rencontre entre le berger et la princesse. J’ai voulu au contraire qu’une situation exceptionnelle soit vécue dans ce que le quotidien a de plus prosaïque. Pour moi, c’est dans le non-dit, dans l’ombre portée des êtres, dans les « intermittences du cœur et de la raison » que se vivent les vraies passions. La mienne pour la musique est trop profonde pour être tumultueuse.
Je n’ai aucun don pour la pratique d’un instrument ou pour le chant. Mais je suis un assez bon mélomane, doté d’une mémoire musicale qui est exceptionnelle en regard de mes autres facultés mémorielles et que l’âge n’a pas encore endommagée. J’ai prêté cette caractéristique au personnage masculin de Mélomane, ce qui lui permet d’entretenir une relation suivie et constructive avec « la plus grande cantatrice de son temps » alors qu’il ne lit pas une partition. Sa curiosité éclectique, sa sensibilité, son érudition dans le domaine de l’interprétation, sa culture livresque sont inattendues chez un spécialiste en quincaillerie industrielle. Mais ce sont des qualités que le négociant en produits métallurgiques et en quincaillerie que j’ai été pendant trente ans possédait aussi, et qui, si je n’ai pas rencontré la cantatrice de mes rêves, m’ont permis d’entretenir une longue complicité avec l’ami musicien professionnel qui a revu mon manuscrit sur le plan musicologique. Avec ce livre j’avais l’impression de payer un peu de l’immense dette que j’ai à l’égard des artistes lyriques, solistes instrumentaux et autres musiciens du rang qui enchantent ma vie de mélomane.
Là encore, il serait vain de chercher des clés aux personnages fictifs qui croisent les artistes réels,vivants ou disparus auxquels je rends ainsi hommage. En particulier, la Bassani n’est aucune des divas que je cite mais elle est toutes celles-ci à la fois. Quant à sa voix, si on pouvait l’entendre dans un roman, elle s’approcherait sans doute de la voix idéale de la seule de mes cantatrices préférées que je ne cite pas… mais chaque mélomane mettra ici le nom qu’il voudra.
Vous avez débuté l’écriture par le genre de la nouvelle. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce genre vous a « aidé » pour ce qui est de l’écriture romanesque ?
La nouvelle est une technique narrative assez exigeante en matière de dosage. Trop allusive, elle est inconsistante. Trop fouillée dans la description des lieux et des choses, dans la caractérisation des personnages, dans la complexité de l’intrigue, elle peut être indigeste et appeler un développement plus long. C’est ce qui m’a poussé plusieurs fois à « gonfler » des nouvelles pour en faire des romans. Mais la principale vertu de la nouvelle est d’exiger que chaque mot soit pesé. La nouvelle s’écrit moins au crayon qu’à la gomme. C’est une discipline que j’essaye de m’imposer également dans un roman de trois cents pages.
Vous avez fait paraître un recueil de poèmes aux Éditions de l’Atlantique. Pourquoi ce recours à la forme poétique, cette dernière serait-elle « narrative » ?
Je ne crois sincèrement pas être un poète. J’ai observé cependant à plusieurs moments de ma vie d’écrivain que j’avais besoin de ce type d’écriture. Je me suis même essayé à versifier, sans doute par admiration pour les alexandrins raciniens. Je suppose que Rivarol aurait dit de mes tentatives que c’est de la prose où les vers se sont mis. Mais je ne renie pas ce recueil car je ne suis pas certain d’être définitivement éloigné de ce genre d’expression. C’est semble-t-il de la poésie « narrative ». Est-ce une tare rédhibitoire ?
Si, dans vos romans, vous réveillez des faits qui n’appartiennent qu’à vous (on le devine, puisque vous en êtes l’auteur), ces faits, dans la façon que vous avez de les décrire, de les partager avec le lecteur, de les amener (suivant le cours – toujours équilibré – de l’intrigue), ces faits parlent aussi du lecteur, et semblent ne parler que de lui. Comment parvenez-vous à vous extraire du livre qui est en train de s’écrire tout en faisant en sorte que celui-ci ne soit écrit qu’à partir de vous, et de ce qui se rattache à vous ? Comment ce vivant paradoxe peut-il être créé ?
Je ne suis pas certain de répondre à cette question multiple en disant que mes personnages ne sont que des prétextes. Je n’entends pas faire des études de caractère. Mes personnages sont simplement des intercesseurs entre des lecteurs éventuels et moi-même. J’essaye que cette communauté qui va se créer entre le lecteur et l’auteur par le truchement de la vie fictive de personnes imaginaires mais aussi par des lieux, des objets tout aussi fictifs, ne se fasse pas sur la base du plus petit commun dénominateur. J’essaye donc d’éviter les lieux communs, les clichés et de viser une observation sincèrement personnelle mais en laquelle le lecteur puisse se retrouver et sente une complicité entre nous. Un personnage dans lequel un lecteur ne s’identifie jamais, un lieu où il se sent totalement étranger, des sensations ou des observations qu’il ne partage nullement ne pourront pas établir cette communauté, cette « affection » qui doit caractériser la relation auteur/lecteur.
Je prends volontiers l’exemple de la location de vacances comme métaphore de la lecture. Si je loue une maison de vacances parfaitement impersonnelle, conçue simplement pour être fonctionnelle en tant que maison de location, je n’y passerai pas des vacances idéales. Si au contraire, le propriétaire a cru bon de laisser dans le gîte qu’il loue en saison tous les objets personnels, les photos de famille, tout ce qui rappelle que c’est sa maison d’habitation hors saison, j’aurai l’impression d’être un intrus dans son univers. Un roman, pour offrir au lecteur le plaisir qu’il en attend légitimement, doit lui permettre d’y prendre ses marques confortablement sans se sentir voyeur indiscret de la vie privée de l’auteur ni exclu de toute confidence ou de tout témoignage de confiance.
Dans quelle mesure vivez-vous avec vos personnages ? Pouvez-vous nous décrire certaines de vos journées de travail, lorsqu’un roman peu à peu prend naissance sous vos doigts…
Je ne vis pas avec mes personnages en ce sens que je suis incapable de les voir. Mais j’entretiens un dialogue intermittent avec eux. Je m’endors en les écoutant me raconter la suite de leur intervention dans le livre que je suis en train d’écrire, ce qui m’amène souvent à me relever pour prendre des notes. Le lendemain matin, quand nous avons bien dormi, eux et moi, et sommes prêts pour une bonne journée de travail, le temps de l’écriture se déconnecte totalement du temps réel (ou supposé tel). Généralement, ils se fatiguent avant moi. Je dois les laisser se reposer et recharger leur énergie. C’est le moment où je relis et où je constate souvent qu’ils m’ont entraîné bien loin de ce que je croyais écrire. Mais les véritables corrections interviennent dans un autre temps : celui où je laisse mes personnages en sommeil et où j’introduis à leur insu des observations personnelles, des incises fonctionnelles (descriptions de lieux, de gestes, d’intonations…). Quant aux corrections de style elles s’imposent à tout moment mais particulièrement dans des relectures ultérieures sur des chapitres considérés comme définitifs. A ce stade de l’écriture, les personnages ont fini de m’échapper ; ils sont prêts à vivre leur vie propre de personnages de romans. Ils n’ont plus aucun égard pour moi et n’aspirent plus qu’à séduire des lecteurs potentiels. Beaucoup, hélas, s’endorment dans mes tiroirs en attente d’un éditeur.
Comment faites-vous pour que vos personnages prennent ainsi vie ? Vous sentez-vous en ce senspasseur de leur souffle plus qu’inventeur de celui-ci, témoin d’une unicité (qui naît de vous, et qui n’est pas – du moins pas entièrement – vous) plutôt que sculpteur de celle-ci ?
L’idée de sculpture me plaît en ce qu’elle traduit mon travail, grandement facilité par l’ordinateur, consistant à procéder par ajout de couches successives et par enlèvement d’aspérités stylistiques et de notations inutiles ou redondantes. Mais il ne s’agit pas de sculpter des personnages. Ce que je sculpte, c’est un objet littéraire et, à travers cet objet, une relation intellectuelle et/ou affective avec le lecteur : l’unicité dont vous parlez justement. Ainsi, on en revient à ces problèmes de dosage. Le lecteur n’existe pas en ce sens qu’il est anonyme et donc virtuel. Les rencontres avec les lecteurs sont pour moi, à ce titre, très rassurantes. Les personnages, les lieux, les choses du roman n’existent pas sinon dans la rencontre entre mon imaginaire et celui du lecteur. J’ai observé très souvent que des lecteurs avaient apporté dans mes romans des détails que je n’y avais pas mis. Tout l’art est donc de laisser assez d’espace neutre pour que le lecteur s’y sente libre, tout en parvenant à faire oublier que j’existe mais sans m’effacer. La tentation de l’autofiction répond peut-être à la tendance romanesque opposée qui visait à raconter des histoires dont, comme un marionnettiste, l’auteur tirerait les ficelles sans jamais montrer le bout de son nez. Le compromis entre les deux est difficile et plus je vieillis et plus j’écris, plus je crains de ne jamais parvenir à l’équilibre idéal. Si je l’atteignais, je cesserais sans doute d’écrire. J’ai du mal à envisager de vivre sans écrire. Ce doit être une maladie incurable.
Propos recueillis par Matthieu Gosztola
Lire l'article de Martine L. Petauton sur "Embruns"
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