Énigmes du seuil, Poèmes & dessins, Rio Di Maria (par Murielle Compère Demarcy)
Énigmes du seuil, Poèmes & dessins, L’Arbre à paroles, juin 2018, 148 pages, 15 €
Ecrivain(s): Rio Di Maria
« La maison » qu’habite le poète est celle du Langage, où « le poème résiste / chambre de passage pour l’ailleurs ». Maison originelle, maison des mots, dont il lui a fallu / dont il lui faut franchir « le seuil » tendu vers « l’intransigeante énigme » invoquée par l’horizon, – seuil
« que nul ne pourra franchir
tant
que l’impossibilité d’être ailleurs
subsistera »
Seuil, situé dans le mouvement de flux et reflux, entre la « maison vide » et la « maison de lumière ». Naître, grandir, franchir le seuil, partir et, revenir car « revenir au foyer dilate l’horizon ».
Qu’évoque le seuil ? À la fois « toutes les impossibilités de l’horizon », « le murmure blanc » qu’offrent ses énigmes à la porte de « la maison vide », et l’ouverture de toutes les portes « aux secrets providentiels de l’oiseau », l’advenue de « l’alphabet des mystères », d’un langage venu « de nos éternels ressourcements ». Lourde de ses Énigmes du seuil, l’approche de la maison vide est retour au langage premier, « l’antarctique du langage » ainsi que le nomme le poète Rio Di Maria. « Le passant » s’y projette dans des rêves futurs et ce futur devient à son propre étonnement déjà passé ; il « s’arrête à chaque seuil » de la maison vide / « des mots retrouvés », et « interroge le futur trop vite passé ». Ce nouveau livre de Rio Di Maria nous plonge moins dans la nostalgie que dans un retour aux mots dont la source reprend envol dans un regard revisité depuis « un pays déchiré au cœur de l’été provisoire » qui
« (…) n’en finit pas d’annoncer la symphonie en bleu majeur
pour parole discrète et mots-comètes
complicité de la fleur de soleils d’azur
et de l’enfant casqué d’une nébuleuse »
Désormais en-dehors des « meurtrières », et non plus derrière, l’enfant devenu adulte voit le monde, ses tumultes, ses guerres, dont le poète évoque les carnages et les ruines dans le fracas de mots contenus aux images à la fois saisissantes et singulières. « (…) l’ouverture première/ du pays remis à neuf/ par la neige et le feu » sera la quête à reconquérir pour briser « l’étoile totalitaire », identifier : nommer « les tyrans qui pétrifient l’innocence », gagner la liberté ensevelie par l’Instant taciturne. Il faudra « Enflammer marches d’oubli »,
« Investir toute molécule de rivière en abandon
pour les vignes d’ouragans
éclos dans l’œil de la main
ouverte aux rapines insidieuses de l’intolérance »
Il faudra au poète prendre part au combat, le nommer : le dénoncer. Dans un poème puissant intitulé Voyager barbelés aux lèvres où le lecteur reconnaît dans son évocation le sort inhumain – d’une actualité hélas brûlante – réservé aux hommes condamnés à être « apatrides », sommés de « devenir désormais monstre(s) sans identité », le poète lance : « qui sait comment se divertit l’absurde » et se lève et lève les yeux sur l’« innocence de l’humanité à genoux » avant de conclure : « Demain est une révolution/ si j’y suis/ tu anticipes ? ». Peut-être que le seuil franchi nous n’atteindrons pas « l’Innocence retrouvée » (on pense à Rimbaud) dont Rio Di Maria interroge la réalité en la ponctuant d’un point d’interrogation, mais l’Aube comme tout commencement où « le jour s’ouvre aux nouvelles harmonies/ que la main apprivoise » ne cessera de nous éveiller et continuera de guider le poète « dans l’arrière-pays d’un cahier blanc »dans lequel
« jaillissent troupeaux de lettres
du grand livre errant dans la mémoire
de la seule patrie-évidence
où l’on ne massacre pas les rêves »
« Dam(ant) le pion à l’œil d’incertitude », le poète se tenant dans les Énigmes du seuil« brille(…) comme soleil sur peau de neige », « aux pieds de la bouche inattendue », qui « (…) n’en démord pas de mutiler la vision/ qui balbutie le bouleversement ». Bouche du miroir qui persiste, rétinienne et mentale, dans « la pluie des songes », pour « survivre »
« La pluie des songes ne décapite pas la bouche du miroir
qui déchiffre les signes des siècles
accomplis dans l’œil de l’oiseau
planant au-dessus de ton ombre à venir »
Et même si le rêve à la lisière de la forêt des signes, est poignardé, le poème alerte l’œil dans le jardin de la mémoire et « la main fracassée de rêves » continuera de tisser la fable des chemins multiples, « à toucher l’invisible source/ chaque lettre(de sang) barricad(ant) le lieu » du poème en résurgence. La main du poème devient « intense », et « invisible », « donne (…) le souffle de l’univers/ aux yeux qui pétillent autour (d’elle) » et « qui berce », écrit le poète, « les planètes de ta passion ».
La « bouche d’ombre » évoquée par Hugo et reprise par Rimbaud et qui ici nous ramène à l’enfance quittée dont le poète continue de tenter de déchiffrer les clefs perdues, devient « la bouche du miroir » qui apaise le mystère où nous tient sa quête, via le poème. Quelques éléments autobiographiques nous donnent la tonalité d’un contexte personnel, dans un poème dédié à la sœur du poète, Rosa Eleonora : « tout mal connaître des portes entrouvertes/qui avaient le mal de mère/qui abritaient toutes les calamités du père », mais au-delà de ce contexte la quête passe par la tentative d’élucidation émise par la « bouche du miroir » qui interroge / tente de déchiffrer les Énigmes du seuil, résolvant en partie par la transcendance du Verbe poétique « l’exil de la parole ». « Renaître autre » constitue un chemin, où « “Je” n’est plus l’autre » (rappel de Rimbaud). Le miroir figure ici le passage et la lecture de résolution du Vivre. Il s’agit de « rejoindre levoyage », écrit Rio Di Maria, en un vers flirtant avec l’oxymore, là où l’on attendrait « entreprendre » ou « atteindre » le voyage. Cette alliance inattendue nous situe dans le cheminement du retour à la source entrepris par le poète, après avoir franchi ou tentant encore de franchir le cap du « seuil ». « La main n’hésite pas à rejoindre le voyage », écrit-il, « de la fable arrachée aux maisons insoumises ». Ainsi le franchissement s’effectue-t-il dans la lumière du songe affranchie des barrières derrière lesquelles la maison aurait pu tenir le poète, s’il n’était parti explorer de « nouvelles racines », s’il n’avait œuvré à construire sa liberté. C’est cette fable que transcrit la parole poétique de Rio Di Maria, qu’il convient de lire dans la cohérence de son ensemble pour en déchiffrer le sens, pour comprendre l’envergure de la quête initiatique engagée. Ce livre se parcourt donc lui-même telle une énigme, « sur le chemin d’éternelles paroles » puisque, comme le rappelle Rio Di Maria dans l’intitulé du premier mouvement des Énigmes du seuil, « nous ne serons jamais que poèmes inachevés».
« Percée d’immensité » qui constitue le second mouvement de cette symphonie poétique, à l’origine « en bleu majeur », reprend la perspective de « la part d’infini » où « prendre place » du premier mouvement. « Qui berce le mouvement endormi » demande le poète. Ou encore : « À quelle aurore appartient l’arbre ? ». Affirmant que « marcher au pas de l’antilope/ aguerrit de la faim belliqueuse » et que « le feu ne cesse deguérir/ cicatrices du sommeil ». Feu salvateur du Langage dont l’infans (l’infans, celui ne parle pas (encore)) conquiert peu à peu l’alphabet dans un désordre de voyelles et le souffle diffus / ardent du Dire, dont le poète restitue les oracles et les orages de neige dans « l’insaisissable (qui) domine », le livre « des astres parlant langage de foudre », les champs magnétiques et les chants poétiques des « Interrogations inépuisables ». Dans « l’explosion de prévisions des oiseaux/ ride inguérissable en l’instant d’illuminations » jaillissent, neige de « notes inachevées/ sur le chemin d’éternelles paroles », en d’« (…) étranges mélodies/ venues d’un ailleurs invisible », les « énigmes du seuil » où la parole poétique délivre des apparences et des simulacres, où « tout commence à bouger dans le tremblement d’être ».
Murielle Compère-Demarcy
- Vu : 1945