Englebert des collines, Jean Hatzfeld
Englebert des collines, avril 2014, 105 pages, 11,90 €
Ecrivain(s): Jean Hatzfeld Edition: Gallimard
Hatzfeld était là, en Avril 94, au journal du soir. Sa voix s’était brisée : « le Rwanda – disait-il – il faut faire quelque chose ! il faut au moins que chacun sache… », et il avait pleuré.
Pour vous, sans doute aussi, à ce moment-là, le génocide Rwandais entrait dans votre existence et votre mémoire.
Depuis, 900.000 morts après, l’auteur, inlassablement, s’applique de livre en livre à nous marquer au fer rouge, de ses récits coupants comme autant de machettes, qu’on lit et relit – essayant, mais c’est vain – de ne pas y croire… toujours pas.
Il y a eu – retable étrange à panneaux, montrant, comme au Moyen Age, l’infini récit de ces hommes capables de faire cela à d’autres hommes – Dans le nu de la vie, puis Une saison de machettes. Chacun de ces petits livres denses, signé du talent de Hatzfeld : précision chirurgicale, sobriété, aucun effet de plume, décrire, faire parler, poser les faits et ne pas oublier – écriture parfaite et littéraire, le regard de celui-ci ou de celui-là, que nous emporterons tous, en refermant le livre, que ne guettera jamais la poussière des fonds de bibliothèque.
Cet opus-ci couronne le travail, et contient les autres. Particulièrement précieux et réussi en cela. Tout est là, dans cent pages : synthèse fascinante du Tutsi de 60 ans qui a subi – il y a 20 ans, cette année ! – et qui traîne encore sa carcasse, sa mémoire, un rire à l’ombre de pas mal de Primus mousseuses, dans les ruelles de latérite du village, où jadis, « en quatre semaines de génocide, 52000 cadavres avaient été laissés dans les rues et sur les collines alentour… ». Il porte un « pantalon crasseux, un tee-shirt d’une saleté assortie », Englebert, hilare.
C’est sous la plume d’Hatzfeld, de drôles de mémoires qu’on lit, rendus immobiles par une émotion sans nom. Très peu d’heures, pendant qu’on parcourt ces mots, d’une précision de machine, ces images invraisemblablement parlantes, dans les cris, les odeurs, la peur ! Peur, Un mot rwandais, c’est sûr ! Et sans que jamais ne nous quitte la mémoire de « l’autre » génocide, celui de Primo Levi, Si c’est un homme… Horreur binaire.
Bâti de façon classique – aujourd’hui, hier – on suit cet Englebert dans son village avec ses « avoisinants », négligeant les mauvais : « leur pardonner ? Je ne veux rien entendre d’eux. Avant le génocide, j’aimais beaucoup de personnes. Après, j’ai été déçu… je laisse de côté, j’évite les complications… mais je ne suis plus avec le monde comme avant ». De temps à autre, il convoque sa vie « d’avant » ; l’enfance, la famille (il perdit toute sa fratrie en 94 « l’absence partout, personne avec qui me comprendre »), l’agriculture et les vaches – les belles encornées, surtout, l’entraide avec les voisins Hutus : « on s’aimait sans menaces ». L’école, où tous, ils firent de brillantes études – « bien qu’ils lui faisaient redoubler la classe pour le punir de son ethnie, il revenait chaque fois premier sans se décourager », et buttèrent d’entrée sur ces « quotas de Tutsis », dont Sholastique Mukasonga nous parla en son temps, dans son Notre Dame du Nil… Et puis, le temps des « tueries », comme on dirait : pendant la guerre. Le 11 Avril, nos oreilles surprennent des bruits lointains de camionnettes et de chansons… – des cafards ! Par ici – je m’enfonce dans la vase jusqu’aux épaules, je me dissimule à couvert des papyrus… les tueries ici se sont répétées tous les jours même le dimanche, de huit heures à quinze heures, sans répit… s’il pleuvait, les macabres se sentaient paresseux et commençaient à neuf ou dix heures seulement… ».
Survivre « après le marigot » ? Partie du livre et d’Englebert passionnante ; leçons de vie ! L’alcool et le « chalumeau », l’extraordinaire entraide africaine, une philosophie qu’on fait sienne ; surtout pas le fatalisme (« je n’oublie presque rien ; je ne cède au temps aucun détail »), la parole au sens psychanalytique, l’envie de partir et puis rester – la terre, les vaches. « J’ai survécu, plus rien ne va plus me gêner ». Sans compter la culture, les savoirs : « le temps d’une Primus qu’il fit durer la main sur le goulot, dans la courette d’un boui-boui imprégné des effluves d’alcool de bananes, il se répandit en citations grecques, théorèmes trigonométriques et strophes des “Fleurs du mal” » (le livre qu’il faut !).
Que dire au bout de ce livre unique et indispensable ? Peut-être simplement merci, à Hatzfeld, à Englebert.
Martine L Petauton
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