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En route vers Okhotsk, Eleonore Frey

Ecrit par Marc Ossorguine 16.02.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Langue allemande, Roman, Quidam Editeur

En route vers Okhotsk, février 2018, trad. allemand, Camille Luscher (Unterweg nach Okhotsk, 2014, Engeler Verlag), 152 pages, 16 €

Ecrivain(s): Eleonore Frey Edition: Quidam Editeur

En route vers Okhotsk, Eleonore Frey

 

Peur de regarder la vérité en face. Parce que tu crois que la vérité existe ? demande-t-elle oubliant pour un instant de quoi est faite cette vérité-là. Ça ne te ressemble pas : toi et la vérité ! La vérité, peut-être pas, mais des vérités, si, rétorque-t-il. Autant que tu veux. A chaque jour sa nouvelle vérité jusqu’au Jugement Dernier.

La Sibérie et les terres extrêmes du continent, quelque part au bord des glaces, rares sont ceux qui y ont mis les pieds. Pour autant, l’imaginaire sur ces espaces perdus, désolés, est souvent des plus forts, occupant l’espace frontière entre la réalité, l’imaginaire et le rêve. Un rêve qui peut prendre des allures de cauchemar mais qui n’en est pas moins un rêve, avec ses ambiguïtés et ses énigmes. Il y a ainsi, quelque part vers les limites de la terre et de l’eau, de la lumière et de la nuit, de la civilisation et du néant, les rives de la mer d’Okhotsk, quelque part entre l’Alaska et le Japon, ces terres que l’on place aux deux extrémités de nos mappemondes, dans la marge que l’on oublie entre l’extrême est et l’extrême ouest.

Dans une librairie un livre qui attire irrésistiblement quelques lecteurs : En route vers Okhotsk. Un auteur anonyme caché derrière un pseudonyme, Misha Perm. Il parle de ce pays où il n’est peut-être pas allé… Mais vers lequel il a emporté quelques lecteurs. Car parfois il n’est pas nécessaire de se déplacer pour voyager. Le voyage n’est pas forcément un déplacement, nous le savons bien. Nous l’oublions aussi souvent. Okhotsk ou l’Alaska, il suffit sans doute de savoir que c’est quelque part… A partir de là…

A partir de là, les images, les mots, les vérités viennent. Impossibles à contenir, même incertaines, même « inutiles ».

Les pensées sont du vent. Non, pas du vent, dit-il, peut-être plutôt un feu qui ne réchauffe pas.

Okhotsk, ce n’est sans doute nulle part, quand bien même cela est aussi quelque part. C’est un lieu incertain qui se mêle à nos vies, qui se confond presque avec elles. Réalité ? Fiction ? L’une et l’autre deviennent incertaines. Incertaines et d’autant plus réelles.

Eleonore Frey nous emmène là où la fiction littéraire se confond avec la vérité du lecteur. De celui ou de celle qui écrit aussi. Les lecteurs les plus attentifs avaient peut-être découvert Etat d’urgence de la même auteure, traduit et publié il y a quelques années chez Fayard. L’auteure suisse, née en 1939, y dévoilait un univers à la frontière de l’imaginaire et du réel, évoquant les univers créés par des écrivains tels qu’Henri Michaux et Maurice Blanchot, qu’elle a par ailleurs traduits vers l’allemand (ainsi que Lewis Carroll). On y flirte avec le rêve et l’imaginaire en sachant bien que tout ça, ce n’est que… Ou plutôt que c’est, tout simplement de la littérature. Autant dire peu et beaucoup à la fois. Pour certains c’est tout, pour d’autres rien. Ou quasi. Et si tout simplement cela était ? Simplement. Aussi bête et illusoire, magique et obsédant, improbable et vrai qu’Okhotsk ? La blancheur de la neige n’est-elle pas aussi fascinante que celle de la page, même lorsqu’il n’y en a pas ? Surtout ?

Aux lecteurs qui voudraient voir Okhotsk, qui voudraient prendre la route pour Okhotsk, on pourrait prodiguer l’avertissement emprunté à une autre fiction littéraire et leur dire : il n’y a rien à voir à Okhotsk. Raison de plus pour y aller alors. Car les lieux où il n’y a rien à voir sont devenus si rares qu’ils en deviennent précieux. Des lieux sans spectacle, sans simulacre de civilisation. En plus, il suffit de lire pour s’y rendre…

Quelque part, il y a la blancheur, si nécessaire…

Aller en Sibérie, il ne faut pas le vouloir, dit-il. Tu ne peux même pas le vouloir. Pourquoi pas ? veut savoir Sophie. Parce que tu y es attiré, dit-il. C’est comme une blancheur qui t’aspire. Une blancheur ? demande Sophie. Elle t’aspire dit Robert. Toujours plus loin, plus profond, jusqu’au fond (…) Plus question de vouloir alors.

PS : Mention spéciale pour la traductrice Camille Lusher dont nous avions découvert le travail autour de l’œuvre d’un autre auteur suisse, Arno Camenisch (avec Sez Ner et Derrière la gare). Nous espérons la retrouver pour d’autres découvertes.

 

Marc Ossorguine

 


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A propos de l'écrivain

Eleonore Frey

 

Née en 1939, Eleonore Frey est une voix importante de la littérature suisse. Après une thèse autour du rêve dans l’œuvre de Franz Grillparzer (1966), elle enseigne la littérature à l’université de Zurich. Son premier livre de fiction, Etat d’urgence (Notstand) est publié à Vienne en 1989. Une douzaine de titres suivront dont le dernier est En route vers Okhotsk (Unterweg nach Okhotsk, 2014). « Son écriture puise sa substance précisément dans l’écart entre le “filet” que le langage jette sur le monde et une réalité fluctuante et insaisissable » (entretien avec Anne Lavanchy, in Feux croisés). Elle a traduit en allemand des œuvres de Henri Michaux, Maurice Blanchot et Lewis Carroll. Prix littéraire de la Fondation Schiller, 2002. Grand Prix Schiller ZKB, 2007. Prix de littérature suisse, 2015 (Présentation rédigée à partir de celle des éditions Quidam).

 

A propos du rédacteur

Marc Ossorguine

 

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Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)

Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!

Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs

 

Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.

Blog : filsdelectures.fr