En mémoire d’une saison de pluie, Fouad El-Etr (par Laurent Fassin)
En mémoire d’une saison de pluie, Fouad El-Etr, mai 2021, 304 pages, 20 €
Edition: Gallimard
Ce livre est un enchantement et, peu importe au fond, que nous l’appelions roman alors qu’il a tous les attraits d’un conte pour grandes personnes. Peu importe même qu’à raison de l’univers qu’il dépeint, des images qu’il suscite, de la langue et du souffle envoûtants, teintés d’érotisme, qui l’animent, nous le jugions d’autrefois alors qu’il nous parle d’hier, des amours de jeunesse et des mythes de toujours ; des projections sans suite et des authentiques douleurs d’un siècle qui a précédé le nôtre. Un éveil des sens au fil d’une plume alerte, à frôler les forêts, à en atteindre le cœur, à se perdre en vertiges, en caresses, en parfums, une Diane chasseresse découvrant ses appâts, Icare chutant du haut des utopies : voilà en bref ce livre, le point d’orgue d’une vie.
Né à Alexandrie Fouad El-Etr, son auteur, est d’origine libanaise. Il fête en 2021 ses 79 ans. Cet amoureux des langues (le français, l’anglais, l’allemand, l’Italien, le hongrois, l’arabe et même le japonais) a un goût prononcé de la belle ouvrage. Son œil très sûr, son sens de la composition doublé d’une indépendance farouche, l’ont conduit à fonder en 1967, seul et à contre-courant la somptueuse revue La Délirante, puis la maison d’édition éponyme.
Au catalogue de celle-ci, aux sommaires de celle-là exclusivement des œuvres rares, choisies et traduites minutieusement par lui, parfois en collaboration et quelquefois par d’autres, que rehaussent dessins, gravures, peintures, de facture classique, d’inspiration romantique ou à mettre au compte des artistes les plus inspirés de son temps – et, bien sûr, sa propre poésie. Le tout inlassablement conçu avec un savoir-faire digne des meilleurs ouvriers du livre de naguère. Un travail d’orfèvre.
Cette exigence, cette rigueur, ce raffinement éclairé se retrouvent en chaque page du roman, En mémoire d’une saison de pluie, que Fouad El-Etr nous donne aujourd’hui : mots choisis, phrases ciselées et frémissantes, musicalité de l’expression au service d’un propos troublant et à la fois insaisissable :
« Je regardais sortir de sa bouche les paroles, un long ruban de soie que je tentai de lire, mais elle étaient prononcées à l’envers, comme dans une glace, et se poursuivaient dans les nervures du soir avant de disparaître, sans disparaître tout à fait, balbutiant leur secret dans l’ombre et la saveur fugitives des feuilles qui tremblaient encore de l’haleine tiède essoufflée de la brise. Ah, comme longtemps le temps, depuis ce temps, me semblait lent ».
Car ce qui est nommé, dit inlassablement ce qui se dérobe, frêle et proche de s’épanouir, trop fragile pour durer ; révèle aussi une perte, creuse une blessure, adoucissant l’une et l’autre par la grâce des évocations :
« Mais tel était l’ascendant sur nous de la forêt, et telle son attirance, qu’elle s’avançait jour après jour en nous par les mêmes sentiers qui nous menaient en elle à l’ombre verte des sous-bois, avec ses longues racines qui plongeaient leurs griffes dans la terre et les ressortaient, comme des harpons, à chaque pas, et cette image dans nos jambes d’un même étourdissant, délicieux labyrinthe où, plus nous nous pensions perdus dans les pensées de l’autre, plus elle nous pénétrait de la tristesse d’un parfum qu’une dernière poussée de sève, parvenue aux lèvres peut-être, entr’ouvertes, des feuilles qui tremblaient du souffle de leur haleine verte ou rousse, ou glabre sur nos faces, finissait de répandre dans les ruisseaux aux belles ombres tressées bleu et clair et de le rendre, à mesure qu’elle et moi nous laissions envahir, d’un pas plus lent que l’avant-veille les arbres dans la brume, dans notre liesse et notre ivresse, irrespirable ».
Laissons à la lectrice, au lecteur (tous deux s’y retrouveront) le soin d’interpréter, pour chacun de manière différente, cette histoire portée par un authentique poète, qui sait si bien concilier dans ses veines Orient et Occident. Cette histoire, à un moment de notre vie, ne l’aurons-nous pas rêvée ? Rêvée oui, sans doute, mais pas seulement comme le suggère la mention aisément vérifiable et reproduite en quatrième de couverture : « On reconnaîtra peut-être un philosophe, dont le suicide du haut de la tour Montparnasse n’aura cessé de hanter l’auteur, et sa femme, une essayiste et romancière, qui lui survécut une trentaine d’années et inspira, entre autres figures féminines, le personnage de Diane.
Livre enchanteur, par conséquent, mais inspiré pour une part par des faits tragiques qui justifient, avec quelque recul, d’ouvrir en grand les yeux sur l’existence et ses mirages :
« Les souvenirs se libèrent de leurs liens, et le temps qui repeint les rêves et le réel, nous fit prendre à la fin les rêves pour le réel et pour les rêves le réel. Mais qui pourrait prédire du phare de la mémoire la période inégale ? ».
Un diamant.
Laurent Fassin
Né en 1942, Fouad El-Etr voit son nom, ainsi que son œuvre de poète et de traducteur étroitement associés à la revue et à la maison d’édition La Délirante ; une des plus somptueuses aventures éditoriales conduites en France au cours du demi-siècle écoulé. Outre plusieurs recueils de poèmes aux titres évocateurs, Comme une pieuvre que son encre s’efface (1977, réédition 2015), Entre Vénus et Mars (1993), Le Nuage d’infini (1995), il a donné des traductions remarquées notamment de l’anglais (John Keats, Percy Bysshe Shelley, John Milligton Synge, William Butler Yeats), de l’italien (Dante, Guido Cavalcanti) mais aussi, en collaboration avec Koumiko Muraoka, du japonais (Matsuo Bashô, Yosa Buson). L’exposition organisée en 1982 par le Centre Georges Pompidou et consacrée aux artistes gravitant autour de la revue (Francis Bacon, Balthus, Gérard Barthélémy, Antonio Lopez Garcia, Jean-Paul Riopelle, Sam Szafran, etc.) enthousiasma l’essayiste et critique d’art Jean Clair : « Regardant la couverture du numéro I de La Délirante dessinée par Szafran, il me plaît de retrouver dans les plis des vêtements du personnage et dans sa nervosité élégante, un souvenir de cette figure de femme dessinée par Lautrec pour l’affiche de La Revue Blanche ».
Après avoir donné un récit, A l’orée de forêts profondes (préface de Lionel Bourg, photographies de Serge Lapaz, Cognac, Editions Le Temps qu’il fait, 1987), Laurent Fassin a fondé la revue Légendes (1988-1999), en ouvrant progressivement ces cahiers à la littérature européenne (Les écrivains de la conscience européenne, Légendes, cahier hors-série, Herblay, 1997, prolongé par une exposition itinérante en France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal et Hongrie). Par la suite, les revues Théodore Balmoral et Conférence, ainsi que les Cahiers Bernard Lazare ont régulièrement accueilli ses textes en prose (récits, fictions, essais et notes). Plus récemment, un premier recueil de poèmes a paru (La Maison l’île, encres d’Elisabeth Macé, Trocy-en-Multien, Editions Conférence, 2017). En préparation, un ouvrage richement illustré sur le parcours de vie du galeriste Jean-Pierre Ritsch-Fisch, et consacré à l’art brut.
- Vu : 1951