Du cloître à la place publique, présenté par Jacques Darras
Du cloître à la place publique, septembre 2017, 530 pages, 10 €
Ecrivain(s): Jacques Darras Edition: Gallimard
Cet opus est entièrement consacré, comme l’indique son sous-titre, aux œuvres en langue d’oïl (picard) des Poètes médiévaux du nord de la France aux XIIe et XIIIe siècles, dont Jacques Darras présente ici sa propre traduction en français moderne.
Excellente initiative dont l’auteur de la compilation/traduction lui-même s’étonne qu’elle n’ait pas paru nécessaire jusqu’ici.
Pourquoi personne n’avait-il encore rassemblé les textes médiévaux en langue d’oïl les plus remarquables, dans un seul et même ouvrage ? Pourquoi nulle anthologie n’avait-elle conduit le lecteur d’aujourd’hui jusqu’à eux, par le biais d’une traduction sensible à la langue ancienne ?
Le corpus regroupe les compositions de poètes se répartissant géographiquement dans cette grande région définie administrativement en 2015 qui réunit le Nord et la Picardie, avec pour centre de rayonnement culturel, durant les siècles concernés, la ville d’Arras.
On découvre ici la grande variété des structures poétiques et narratives de cette époque, ainsi que les thématiques spécifiques du contexte socio-culturel.
De Philippe de Rémi, sieur de Beaumanoir, on lira avec intérêt les Oiseuses, ou Resveries, à la construction très particulière, « en trois segments, équivalant à un alexandrin disposé sous la forme d’un octosyllabe coupé en deux dont les moitiés riment entre elles et d’un tétramètre disposé au-dessous et rimant avec les deux segments suivants ».
Si ne faites garde, vous allez perdre
tout votre argent
Bien sais, l’argent meut maintes gens
en convoitise
Du même Philippe de Rémi, le curieux corpus des « Fatrasies d’Arras », pièces en vers (onzains composés de six pentasyllabes et de cinq heptasyllabes), poèmes absurdes préfigurant, avec quatre siècles d’avance, les textes en écriture automatique des surréalistes.
Tripe de moutarde
Sur le cul de sa tante
Faisait la musarde
Et un œuf se farde
Evitant qu’il n’arde
D’un pet de putain ;
Telle, la chanson d’Audain.
Lors surgit l’outarde,
La commère Berthain,
Et une truie gaillarde
Portant moustiers en son sein.
Plus lyriques, toujours de Philippe de Rémi, Les Saluts à refrains, dont l’émouvant Lai d’amour.
Cela me fait bien soupirer
qu’elle ne m’aime pas
Toujours fus-je en votre abandon
comme en prison
Après Philippe de Rémi, Jacques Darras présente Conon de Béthune et ses Chansons, strophes nostalgiques, sur le ton des regrets, que le poète adresse à sa belle Dame, douce et chère alors qu’il est engagé au Moyen-Orient, sans espoir de retour, dans les Croisades du début du 13e siècle.
Suit une longue pièce très étonnante intitulée Le Bestiaire d’Amour, dans laquelle l’auteur, Richard de Fourneval, compare successivement les comportements qu’il attribue à des dizaines d’animaux avec la manière dont sa Dame reçoit ses déclarations, ses soupirs, ses doux aveux. Dans une deuxième partie, parallèle, il imagine que l’amante lui répond en reprenant chacun des portraits animaliers pour les plaquer à son tour sur leurs relations. Outre la joute galante savoureuse à laquelle se livrent ainsi les deux protagonistes, on appréhende la connaissance qu’avaient les hommes de l’époque des comportements des animaux, de leurs habitudes alimentaires et sexuelles, un savoir empirique où se mêlaient croyances, superstitions, et certitudes figées issues de légendes populaires.
Je me rappelle à ce sujet avoir entendu dire que la belette enfantait par la bouche et concevait par l’oreille.
Autre important morceau de cette anthologie, L’Art d’aimer, de Jacques D’Amiens, est une réécriture absolument infidèle de l’œuvre d’Ovide. Le moins qu’on puisse dire, comme l’écrit Jacques Darras, est qu’on ne peut ici être plus éloigné du modèle de la chevalerie courtoise, tant cet « art d’amour » est traversé par l’expression d’un sexisme phallocrate qui ferait aujourd’hui hurler la gent féminine… Tout était bon, semble-t-il, au narrateur pour séduire et/ou soumettre la femme aimée.
Cependant m’est advenu
Qu’aucune fois j’ai frappé
Mon amie ou grand soufflet lui infligeai
Ou par les tresses l’ai traînée…
Plus « courtoisement corrects » sont les Congés, cette invention littéraire originale qui semble avoir été propre aux poètes arrageois. Trois Congés sont recueillis dans notre ouvrage, ceux des poètes connus que sont l’illustre Adam de la Halle et Jean Bodel, et celui du plus obscur Baude Fastoul. Cette poésie de l’adieu, adieu à la vie communautaire civile pour Jean Bodel et Baude Fastoul frappés par la lèpre et contraints d’aller s’enfermer dans une léproserie, adieu à la ville d’Arras pour Adam de la Halle en partance pour Paris, disparaîtra de l’histoire littéraire jusqu’à ressusciter sous la plume de Villon dans son Testament.
Dans une thématique voisine, le recueil donne à lire deux importantes compositions en douzains réguliers d’octosyllabes, d’abord le long et pessimiste Miserere du mystérieux Reclus de Molliens
Homme, entends-moi ! Tu dois ouïr
Qui tu es, sans t’en réjouir.
Qui es-tu donc ? Sac plein de fien…
puis Les Vers de la Mort du trouvère Hélinand de Froidmont, une adresse à la Mort en cinquante douzains
Oui, Mort, nous sommes tous en attente
Que tu nous fasses payer tes rentes,
Tu nous as mis sur ton registre…
Après l’introduction générale, claire et érudite, chaque œuvre de l’anthologie est introduite par Jacques Darras sous la forme d’un texte critique qui retrace sa genèse, son histoire et son inscription dans l’histoire littéraire et présente la biographie de leur auteur, du moins ce qu’on en sait.
Au cœur du livre, on aimera les 16 miniatures d’époque illustrant le Bestiaire.
Voilà un ouvrage que tout amateur de littérature, de poésie en particulier, et d’histoire littéraire sera heureux d’avoir entre ses mains, et qui ne peut manquer, bien que Jacques Darras ait opéré son impressionnant travail de traduction en français moderne en respectant de façon exemplaire la forme originale, de donner l’envie de se procurer les textes à lire dans la langue d’oïl de l’époque.
Patryck Froissart
Jacques Darras est né en 1939 à Bernay-en-Ponthieu (Somme). Fils d’instituteurs, il est admis à l’École Normale Supérieure en 1960 et obtient en 1966 l’agrégation d’anglais. Nommé au lycée Grandmont de Tours, il devient assistant à la toute nouvelle Université de Picardie où il fera toute sa carrière jusqu’en 2005.
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