Désordre du jour, Henri Droguet
Désordre du jour, novembre 2016, 168 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Henri Droguet Edition: Gallimard
Henri Droguet poursuit sa route en franc-tireur. Dans la poésie francophone du temps, il reste solitaire car inclassable (et vice versa). Plus son œuvre avance, plus elle devient profonde et vivace. Poète « classique » – c’est-à-dire travaillant de l’intérieur de l’histoire de la poésie – il crée dans une tension permanente entre tradition et révolution, et se dresse contre la vulgarité contemporaine de la fabrication et de l’usage des mots. Pour lui, la vie véritable n’est pas dans un ailleurs. Elle est dans notre banalité ordinaire, un peu dérisoire, un peu magique également, comme le sont les beaux moments de lumière sur la mer. Et ce, même si comme le rappelle le liminaire du livre emprunté à Karl Kraus, « plus on regarde de près les mots, plus ils vous regardent de loin » (Karl Kraus). Reste cependant à tirer des bords. Qu’importe si « canardent » un vent désordonné ou le fracas des mouvements urbains.
Droguet évoque ce qu’il et qui l’habite. Il sait aussi qu’image et abstraction ne sont pas antithétiques. L’esprit humain, dès qu’il s’élève, procède par abstraction. Et son œuvre reste un espace de rêve et de méditation. En quelques décennies de pratique, le poète a progressé dans la maîtrise technique et esthétique. A la « candeur » première (qui n’était pas sans richesse) a fait place un travail de discipline, de restreinte, d’épure. Ce qui l’intéresse est de chercher comment pousser les mots dans les fins fonds de la matérialité physique, mais aussi de comment les pousser du côté de l’abstraction mentale sans les réduire à une intellectualité de l’émotion. Sa poésie met les pieds dans le plat, remue le couteau dans la plaie mais elle est aussi porteuse de sens – pas n’importe quel sens – et formellement forte. Elle reste ouverte, porteuse de l’univers, à la fois singulier et universel. Droguet prouve qu’on ne fait pas œuvre avec des bons sentiments ou de belles idées, fussent-elles politiquement correctes, mais avec des mots de sens et de sons, et comme Platon il pourrait dire « Le Beau, c’est le vrai – le vrai, et non ce qu’il est convenu d’appeler la réalité ».
En ce sens, sa propre définition « un baroque qui démantibule et met en crise le vieux langage » lui va comme un gant. C’est d’ailleurs le sens du titre de son récent recueil. L’étonnement naît de partout – surtout des côtes normandes. Pour mieux le saisir dans le présent de la sensation, Droguet « bloque » ses phrases en leurs séquences versifiées. Il les prive souvent de verbes d’action afin de mieux immobiliser la sensation en un éternel présent. Cependant cette atrophie n’est qu’un piège puisque le choix syntaxique ne signe pas une mise au tombeau mais une résurrection et une insurrection en « feu tout flamme de l’empêtrement ». Le poète rappelle que c’est bien notre étape terrestre qu’il ne faut pas rater. Nous aurons tout le temps de dormir et de rêver après : d’autant que l’éternité sera bien longue (et surtout vers la fin).
Jean-Paul Gavard-Perret
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