Derrière le dos de Dieu, Lorand Gaspar
Derrière le dos de Dieu, 111 pages, 14,90 €
Ecrivain(s): Lorand Gaspar Edition: Gallimard
Par le seul titre de son nouveau recueil de poèmes, qui s’inscrit dans l’œuvre complète de telle sorte qu’il semble inséparable du précédent recueil intitulé Patmos, et publié chez Gallimard en 2001, Lorand Gaspar parle tout à la fois de son goût pour Dieu et de son goût pour les voyages, l’un et l’autre se révélant inséparables.
En effet, « Derrière le dos de Dieu » est le « nom donné à cette région de la Transylvanie orientale où se situent les rudes villages des hauts plateaux des Carpates ». Les grands-parents de l’auteur viennent de cette belle région rocailleuse et inhumaine. D’où, peut-être, en partie, le goût de toujours de l’auteur pour l’austérité des déserts (la montagne et le désert étant plus proches qu’on pourrait le penser, l’un et l’autre forçant l’homme à ne s’intéresser qu’à son environnement, à cette chair de la terre qui prend soudain toute la place, physique et psychique).
Ce goût pour les déserts, il faut l’interroger tant il fonde l’expérience poétique de Gaspar. Mais qu’est-ce au juste qu’un désert ? Une simple étendue de sable ? Nullement. Pour approcher une définition moins sommaire, il nous faut faire un détour par la pensée d’Heidegger. « […] qu’est-ce que le désert ? Avec ce nom, nous associons la représentation d’une étendue de sable, dépourvue d’eau, à celle d’un ensablement croissant […] Le désert est ce qui est désolé : l’ampleur désertée de la désertation de toute vie ; et cette désertation s’étend de manière si abyssale que la désolation du désert ne tolère rien de ce qui de soi-même apparaît pour se déployer dans l’essor de son apparition et, dans ce déploiement, appeler quelque chose d’autre à apparaître avec soi. La désolation s’étend avec une ampleur telle qu’elle ne tolère même pas le déclin de la disparition. […] Nous pensons ainsi le désert comme l’ampleur désertée de la désertation de toute vie. Le désert est proprement ce qui dévaste. Voilà pourquoi la dévastation tient en ce que tout : le monde, l’être humain, la terre, aboutit à la désertation de toute vie » (La dévastation et l’attente, Entretien sur le chemin de campagne). Mais si le désert est « proprement ce qui dévaste », il est aussi le lieu du silence, de l’infinitude du silence. Un silence qui dévaste certes, mais aussi qui fonde (c’est-à-dire : qui dévaste pour fonder).
Aussi, dans Derrière le dos de Dieu, une fois encore, Gaspar renoue avec le désert (à travers notamment la transcription par le langage poétique du site de Jabbaren, le plus riche en peintures rupestres de diverses époques de tout le Sahara), le désert avec sa pureté, son silence « absolu » (« […] le silence absolu où s’enracinent mes pensées »), un silence indiscernable pour Gaspar de l’Orient qui resplendit, parce que terre des origines, toujours avec la même force et la même intensité heureuse dans l’esprit de l’auteur (ainsi a-t-il intitulé l’un de ses livres Arabie heureuse), c’est pourquoi il se tourne une fois encore vers Jérusalem, autre façon pour lui de revenir aux origines, mais cette fois de la religion (il y a une volonté de sa part d’embrasser tout à la fois les religions juive, chrétienne et musulmane) – et ses poèmes témoignent toujours de ce souci de placer le langage à sa source biblique imaginaire, en même temps que de se placer soi-même (et c’est là le plus important, l’écriture étant épiphénoménale) toujours dans un cadre qui soit celui d’un Eden qu’Adam et Eve auraient déserté, ne laissant que l’étendue désolée des grandes mélodies de sable.
Toujours… car très tôt en effet, Gaspar a éprouvé ce goût rimbaldien pour les fugues au long cours vers l’Orient (« J’ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m’évade ! Je m’évade ! Je m’explique » – Rimbaud dans Une saison en enfer). « [L]’ardeur d’aller / encore et encore plus loin dans l’ouvert ? / » (Patmos). Mais il ne s’agit pas, contrairement à Rimbaud, de « voyager [pour] distraire les enchantements assemblés sur [s]on cerveau » (Une saison en enfer). Il s’agit, comme a pu l’écrire Philippe Delaveau, d’explorer le silence (« or quel lieu offre plus de silence que le désert »), de l’explorer à fond jusqu’à ce qu’il fleurisse entièrement (« le silence a neigé toute la nuit / des vergers de silence en fleur » – Patmos) afin de pouvoir remonter au plus secret de soi (afin de pouvoir remonter à ce néant où plus rien n’est, à proprement parler, soi). Et il s’agit de suivre le fil de cette longue traversée au-dedans de soi (« […] encore et encore revenir / à une source en soi plus proche que – / la peur, la joie d’aller à découvert » – Patmos), à tâtons dans l’obscur du silence, pour retrouver le Verbe, dissimulé au plus profond de l’obscur que rien ne tempère, le Verbe à son origine : « Explore le silence, / Pénètre au plus secret de toi, remonte loin, / Plus loin, jusqu’à l’obscur où la parole sourd, / Cachée dans les feuillages » (Philippe Delaveau, Le Veilleur amoureux, précédé d’Eucharis).
Par ce recours au désert, à la pureté qu’il suppose, et au silence, cette autre pureté, minérale, Gaspar s’échappe et monte dans les ténèbres afin d’arriver, en retrouvant le Verbe à son origine, à la contemplation de Dieu, reprenant la pensée d’Angelus Silesius : « Sois pur, tais-toi, échappe-toi et monte dans les ténèbres / Et tu arriveras, au-delà de tout, à la contemplation de Dieu » (Le Voyageur chérubinique). Ce travail par l’ascèse aboutit à un anéantissement voluptueux (semblable à celui prôné par Nabokov), au cours duquel, cela est permis aussi par le soleil, par son éclat farouche, il est possible alors de ne plus penser (« je ne pense à rien – / laissant déposer / dans l’œil le pollen / de tant de musique » – Patmos ; « J’erre sans but et sans que bouge / un seul pli du temps. Quel soleil / quel soleil de jour et de nuit / brûle les icônes de ma lente pensée » – Derrière le dos de Dieu), de ne plus être, même, autrement qu’happé (« Tout en haut des murs immobiles / un carré de bleu distraitement / nous boit » – Patmos), anéantissement qui fait de cette démarche du poète visant à découvrir le Verbe à son origine (et le silence que ce Verbe fait) l’apparence d’une mystique à hauteur d’homme, c’est-à-dire d’une mystique qui s’inscrive dans une quotidienneté qui ne soit pas marginalisée.
L’homme se dissout en effet dans son écoute et dans l’espace qui le réduit à rien. « Tu ne veux être rien / qu’une chose pensante et fluide / qui chante / comme l’eau et l’air, sur les pierres // comme une musique / qui passe entre les rochers » (Derrière le dos de Dieu). L’expérience de cet anéantissement du singulier (c’est-à-dire de tout ce qui empêche l’univers d’avoir prise absolue sur soi) au sein des étendues désertiques (façon de se tenir debout les yeux fermés, comme depuis toujours : « il se tient debout / face à la mer / les yeux fermés / on dirait depuis toujours » – Patmos –, fermer les yeux pour, paradoxalement, non plus s’absenter au monde mais être présent au monde, fermer les yeux pour soutenir du regard, mais de l’intérieur, l’insoutenable : « […] un insoutenable qu’il faut soutenir » –Patmos) est invariablement chez Gaspar antérieure à l’expérience de la pratique poétique. L’expérience poétique est d’abord vitale en effet avant de prendre le visage d’une pratique.
Jamais l’écriture ne vient chercher en l’Orient un cadre pour se déployer. L’Orient est ce qui permet à l’écriture de résonner. Comment ? Il s’agit, pour Gaspar, après cette expérience mystique qui est de l’ordre de l’inexprimable, d’écrire ensuite, selon l’adage rimbaldien, « des nuits », « des silences ». « Je regarde la nuit / les nuances infinies du noir // j’écoute le silence / les plis infimes de l’eau / que j’apprends à traduire / ce ne sont pas des mots / des sons simples rougis / sur l’enclume de l’air – // je regarde longuement la nuit / écoute ce qu’on appelle silence. / Et ce n’est que façon de parler // mais comment le dire sans les mots ? » (Derrière le dos de Dieu). De ce fait, il s’agit de noter « l’inexprimable », de fixer « des vertiges ». De faire du flux de l’écriture un courant aussi impalpable que l’air, aussi lumineux que la musique, semblable à soi refondé par l’expérience mystique de la confrontation implacable et sans cesse renouvelée du corps personnel au corps infini du désert. « Déshabiller les mots / dans une lumière / qui se démontre elle-même et la nuit / me déshabiller d’arguments / habillage et babillage, / vêtements inutiles / (mais j’ai besoin du silence / qu’ils font pour entendre ma pensée –) / j’apprends à n’être / qu’un peu d’air qui passe » – Derrière le dos de Dieu.Aussi, « l’écriture […] traverse sans s’interrompre / les corps et les choses qu’un rien déchire » (Patmos). Mais il faut aussi qu’elle soit dans le même temps palpable comme de la chair, comme nerfs. L’expérience des mots devant permettre de retrouver en soi l’appel du désert qui fut premier face à l’expérience réelle de l’écriture. En se faisant chair, les mots renvoient à l’idée de la primauté de la chair sur l’hallucination poétique, c’est-à-dire de l’expérience réelle. « La pudeur de la peau dans les herbes / clignotement de mots dedans et dehors / de mots qui sont nerfs, qui sont chair criée / désir sans bornes de creuser encore, / de traverser à nouveau déserts et ciels / pour une eau de présence, une source / plus claire en nous pour aimer ― // la peur, la joie d’aller à découvert » (Derrière le dos de Dieu). Aussi, l’expérience des mots est tout à la fois ce qui permet en pensée, bien évidemment, cette traversée une nouvelle fois et ce qui appelle le réel à advenir de nouveau dans la vie individuelle.
Et si le désert est le lieu du Verbe, c’est parce que c’est le lieu du commencement, Gaspar renouant ainsi avec une idée de la poésie comme Genèse (gommant l’idée que la poésie puisse être, du reste, définissable : « Trouver des mots pour essayer de dire. / Ecrire ce quelque chose qu’on appelle un poème, / sachant qu’on ne sait pas / ce que c’est » (Derrière le dos de Dieu), ou plus exactement comme façon d’attraper le fil de la Genèse, de renouer avec cette vaste entreprise qui consiste, en nommant, à faire advenir. Si la parole de Gaspar est bien performative, c’est parce qu’en nommant les choses, et en nommant les silences (« comment […] dire sans les mots ? » (Derrière le dos de Dieu), il fait advenir les choses baignant dans le silence, et en fait résonner l’éclat un peu longtemps tout au fond de nous. Au-dedans du cœur. Si le désert est le lieu du commencement pour Gaspar, c’est aussi, bien évidemment, parce que c’est le lieu de Dieu, le lieu du souffle de Dieu, comme peut l’être la mer : l’eau et ce qui l’entoure – nuit et souffle du vent (« il y a si longtemps que j’essaie / de toucher la nuit les fronces légères / que fait l’eau dans le silence – // toucher dans le corps frileux, froissé / le souffle de Dieu sur les eaux » – Patmos). Le désert est proprement l’image du « royaume qui n’a pas de fin » (pour reprendre l’expression augustinienne), en est la matérialisation la plus concrète. « Là, nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. C’est là ce qui sera à la fin, sans fin. Et quelle autre fin, pour nous, que de parvenir au royaume qui n’a pas de fin ? » (Saint-Augustin).
Mais, et c’est le deuxième point qu’il faut faire affleurer, Derrière le dos de Dieu est peut-être, en outre, l’un des recueils les plus personnels de l’auteur, puisque ce livre est imprégné d’une volonté manifeste d’inscrire l’écriture poétique dans une généalogie, non plus seulement littéraire (comme ça a pu être le cas dans les précédents ouvrages, même si, là encore, une semblable filiation peut s’afficher sous forme d’un hommage rendu à Saint-John Perse, par exemple), mais cette fois principalement affective. Ainsi, outre l’hommage rendu à ses grands-parents, il faut signaler ici que Gaspar dédie une section qu’il a intitulée de façon très explicite « Neuropoèmes » à son ami Jacques Fradin, homme impliqué de tout son être dans un effort pour contribuer à ce que les habitudes de vie (ainsi est-il enseignant en psychonutrition) et le mental puissent guérir durablement le corps (il est tout à la fois comportementaliste et cognitiviste, et a été reconnu notamment pour avoir développé une approche neuroscientifique de la Thérapie Comportementale et Cognitive). Et ce n’est pas uniquement dans cette section proprement dite intitulée « Neuropoèmes » mais proprement tout au long, par éclats, du recueil, que Gaspar, conjuguant admirablement le chirurgien qu’il a été et le poète, rend tout à la fois hommage aux terres lointaines et à l’homme, à l’univers et au cerveau (« quelque cent milliards de neurones du cerveau / font des clins d’œil à quelque / cent milliards d’étoiles de la Voie lactée » (Derrière le dos de Dieu). Et ces parallélismes, loin d’opposer une réalité immense (les étendues désertiques de l’Orient) à une réalité dérisoire (l’homme, son cerveau), cherchent au contraire constamment à mettre sur le même plan l’univers et l’humain (« Comme si le temps prêté au vivant / moulu dans la sombre épaisseur des pierres / donnait aux crépuscules de Judée / leur porosité respirante, lumineuse » (Patmos), voulant montrer à quel point l’un et l’autre sont doués de la même complexité, de la même immensité, sont nourris des mêmes possibilités.
Parce qu’il y a, au sein de ce recueil, ce vibrant hommage rendu aux possibilités neuronales de l’homme, lisible dans de très nombreux poèmes, et par la dédicace à Jacques Fradin, Gaspar veut faire comprendre au lecteur qu’il lui est possible d’atteindre le Paradis, sans recours à aucun lieu, sans déplacement au sein de l’espace, par la seule vertu des pensées, se plaçant ici dans la lignée d’Angelus Silesius : « Tu cherches le paradis, tu voudrais arriver / Là où tu échapperas aux douleurs et à l’inquiétude. / Apaise ton cœur, rends-le pur, rends-le blanc, / Et tu seras, dès ici-bas, dans un tel paradis » (Le Voyageur chérubinique). Aussi, ce recueil est un hommage fort à ce monde qu’est l’homme et invite ce dernier à prendre conscience de l’immensité du monde qui l’entoure et qui l’appelle de ses vœux, ne serait-ce que par l’écho des étendues désertiques de l’Orient qui ne cesse de dérouler ses teintes dans sa psyché. En même temps qu’il l’invite à prendre conscience de la richesse du monde qu’il porte en lui, grâce à la richesse de ses connexions neuronales, richesse qui lui permet, à chaque instant, de réinventer le monde, en même temps qu’il lui permet de se laisser, s’il le souhaite, anéantir en lui pour un frisson voluptueux proche de l’extase mystique arrachée à la linéarité du temps. « [J]e n’ai que cette ouverture / intime, ressentie au soir / de ma vie finie, d’être une goutte / de clarté dans l’espace et le temps infinis / née de la rencontre des sens d’un corps / de milliards de neurones / de soleils et de vents inconnus » (Derrière le dos de Dieu).
A portée de mains, il y a le poème. « [P]ensées poèmes scalpel / et glaise / pour opérer un art de vivre / à l’usage d’une vie finie » (Derrière le dos de Dieu). Un art de vivre ? Oui. Car il s’agit toujours de considérer la vie comme un art, la vie qui est précieuse au-dessus de tout ce qui est précieux. « Essaye / essaye encore / d’aimer vraiment / d’aimer assez / et qu’est-ce que comprendre / même un peu sinon accueillir / dans son corps et dans sa pensée / un commencement d’amour / qui ne t’a jamais manqué / seuls la main et le regard / seule la pensée qui voit et qui sent / peuvent commencer un jour / à sentir, à voir, à penser / ce qui depuis toujours fut là – // encore et encore sans répit / s’ouvrir chaque jour et chaque nuit / à la pensée claire de l’amour // n’ajoute pas de la haine à ta douleur / essaye d’aimer ne fût-ce qu’un instant / ce signe qui est encore de la vie / car le néant ne souffre pas, n’est rien / et même un atome de vie et de lumière / est toute la vie et toute la clarté » (Derrière le dos de Dieu).
Matthieu Gosztola
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