Dernier arrêt avant l’automne, René Frégni (par Christelle d'Hérart-Brocard)
Dernier arrêt avant l’automne, mai 2019, 176 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): René Frégni Edition: Gallimard
Le titre est romantique et poétique et il tient toutes ses promesses dans le corps du roman : Dernier arrêt avant l’automne n’est pas un long poème mais une narration en prose d’une telle sensualité qu’on pourrait presque en oublier l’intrigue et ne s’en tenir qu’à la forme, un peu comme si l’on déballait religieusement un cadeau enveloppé dans du papier de soie, plus envoûté par l’emballage que par son contenu. Cette sensation de grâce et d’harmonie se manifeste dès les premières lignes et perdure jusqu’au bout du récit :
« Le monastère est pourpre. L’automne a lancé sur le cloître et la maison de l’évêque ses longues draperies de vigne vierge, elles mordent les génoises et retombent en pluie de sang devant les sept fenêtres de chaque étage. Seule la chapelle reste blonde et fière au pied de la colline.
Durant tout l’été, j’ai fait craquer des milliers de limaçons blancs sous mes semelles en traversant les prés brûlés de chaleur. Depuis quelques jours, je fais craquer des tapis de glands en passant sous les grands chênes qui entourent le monastère. J’aime que quelque chose craque sous mes pieds, ça donne de la densité à mes pas. J’entends claquer les glands sur la terre assoiffée. On n’est jamais seul en automne par ici, il y a toujours quelque chose qui craque, tombe, roule, éclate ».
Cet incipit, qui témoigne de l’écriture délicate et soyeuse de René Frégni, porte en lui le substrat véritable du roman. Certes, un meurtre a lieu, qui donne prétexte à une intrigue assez cocasse puisque le narrateur déterre une jambe fraîchement inhumée, laquelle a disparu à l’arrivée des gendarmes… mais l’on devine rapidement que cet événement insolite, qui surgit au cours de la retraite solitaire et volontaire du narrateur-romancier en mal d’inspiration, sert avant tout à l’éprouver dans son apprentissage philosophique et esthétique de la sérénité.
Ses cahiers restent vierges, il ne parvient plus à écrire une seule ligne et se contente de petits boulots alimentaires, jusqu’au jour où Pascal, son ami libraire, le pistonne pour une place en or : hébergé dans un ancien monastère cistercien et rémunéré mille euros par mois par un propriétaire et employeur des plus discrets (personne ne l’a jamais rencontré), il n’a qu’à garder la vieille bâtisse qui, perchée sur une colline de l’arrière-pays provençal, surplombe la ville de Riez, et à rafraichir les jardins alentour. Si cette situation rêvée ne l’incite pas davantage à écrire, malgré quelques velléités, il s’adonne volontiers aux travaux physiques de jardinage, sous l’œil attentif de Solex, un jeune chaton qu’il adopte, et savoure une solitude pacifiée, propice à la contemplation et à l’introspection. La découverte du cadavre rompt, pour un temps, cette harmonie idyllique entre l’homme, l’animal et la nature, elle dynamise le récit en introduisant une enquête policière aux saveurs provinciales des « âmes grises » (1), dont le dénouement bruit encore de la sensibilité évanescente que l’auteur infuse avec subtilité au fil des pages.
Riche de toutes les qualités littéraires qui façonnent et charpentent les beaux romans, Dernier arrêt avant l’automne est un véritable hymne à la nature, à l’aride mais non moins luxuriante Provence, à la littérature, à la plénitude de la page blanche avant que n’opère la magie de l’écriture et, en définitive, à l’amour et à l’amitié ; un hymne polyphonique, donc, qui renvoie le lecteur au tumulte de son âme et au désordre de son temps, puisque, même ici, les Gilets Jaunes s’invitent sur les ronds-points de Riez.
Christelle d’Hérart-Brocard
(1) Les âmes grises de Philippe Claudel, Stock, 2003
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