Delikatessen, Théo Ananissoh
Delikatessen, 2017, 186 pages, 18 €
Ecrivain(s): Théo Ananissoh Edition: Gallimard
Enéas est Togolais et vit depuis de longues années au Canada où il mène une vie paisible partagée entre l’enseignement et sa passion pour la poésie. Dévoré de nostalgie, il est de retour au bercail. Il veut revoir sa mère et se recueillir sur la tombe de son père, dont il tient le nom et les prénoms, Enéas Elliot Andoté. Écrit au présent et à la troisième personne du singulier, le roman s’étend sur trois jours, du jeudi au samedi. Loin d’être omniscient, le narrateur intervient parfois pour attirer l’attention du lecteur et porter certains jugements. Enéas rentrera au quatrième jour dans son autre pays, réputé pour la droiture de ses sujets, le froid de ses hivers et son sirop d’érable, encore faut-il que cette histoire se termine bien pour lui.
De retour sur le sol de ses ancêtres, Enéas ne s’attend nullement à entrer de plain-pied dans le vif de la réalité africaine en devenant l’amant de Sonia. Au milieu de la nuit, trois colosses des services secrets font irruption dans l’appartement qu’il loue, l’obligeant à monter dans leur 4x4. On l’abandonne après un long périple au bord de l’océan dans l’obscurité la plus complète. Il faut dire que ce pays, qui compte parmi les plus riches en Afrique, est également le plus pauvre en infrastructures adéquates, le courant y subit de fréquentes et longues heures de coupure. On dit clairement à Enéas qu’il n’est pas au Canada et qu’il risque gros en Afrique à s’obstiner « à vouloir éjaculer aux mêmes endroits que ceux qui commandent dans ce pays ». Il doit bien mettre dans sa tête d’étourdi que les beautés locales sont réservées à l’élite nationale, les dirigeants politiques et les hommes d’affaires. Enéas prend conscience qu’il évolue sur un terrain dangereux, il doit être très prudent s’il tient à retourner sain et sauf au Canada. L’Afrique est un continent à la dérive sur un océan de corruption, de sexe, de trafic d’influences, de népotisme et de violence, ça va de soi.
Quant à Sonia, dont le nom de famille, Sika, signifie « or », elle incarne ce monde superficiel et vénal. Diplômée de l’école de journalisme, cette beauté d’ébène anime des émissions à la télé et à la radio. Tous les hommes la prennent d’assaut pour faire d’elle « une maîtresse vite baisée ». Divorcée, mère de deux enfants qu’elle confie à sa mère, elle vit les yeux rivés à l’écran de son Smartphone. Les hommes la couvrent de parfums venant de Paris, de montres suisses plaquées or, de liasses de billets de banque et de coupons d’essence qu’elle accepte facilement. « Prostituée ? On peut l’être de maintes façons nuancées ». Maîtresse de Victor, elle est convoitée par le gros François, un homme très riche qui « a même été candidat à la députation », et elle sort avec Enéas depuis peu. Jean Acka, un officier de l’armée, cousin du président, veut à tout prix la mettre dans son lit. Ce directeur de la Surveillance du Territoire a une drôle de conception des femmes de son pays et de la féminité. Il le fait savoir à Sonia :
« C’est la loi de la vie. Tu es belle, on te comble de cadeaux. Tu es moche et pauvre, on s’irrite de venir en aide ».
La nuit de son kidnapping, Enéas marche longuement dans la nuit totale et connaît la frayeur de sa vie. Chassé comme Adam de son paradis d’insouciance, il rencontre Apolline, qui accepte de lui venir à l’aide et de l’héberger. Il découvre en cette jeune femme l’autre face de l’Afrique, celle de l’authenticité, de la souffrance humaine et de la résignation. L’institutrice est l’antithèse de la journaliste vedette de la télé et de la radio, et son union avec elle dans la petite masure et ensuite à l’hôtel est la communion des âmes avec celle des corps.
« Il lui caresse le visage, l’embrasse, lui suce le menton, les mamelons, le nombril ; plus loin, au cœur de l’Océan. Le sentiment fugitif lui vient qu’il ne jouira pas assez de cette jeune femme. Il est trop excité ; et son corps à elle est inépuisable, comme tout corps de femme. Elle, elle a les yeux ouverts. Elle le regarde faire d’un air calme, offerte, confiante. Cette expression simple et pure, fraternelle même exalte Enéas ».
Dans Delikatessen, les gens sont identifiés non pas par leur aspect physique ou leur profil psychologique, mais par la marque de la voiture qu’ils conduisent. Sonia est une Mercedes d’occasion, François une BMW. Victor est associé à un 4x4, et Enéas est une Toyota de location. Quant à Jean Acka, l’homme qui fait trembler le pays, il dispose de huit véhicules dans son garage. Bien que sexagénaire et plusieurs fois père et grand-père, il peut mobiliser tous les parcs automobiles et toutes les richesses du pays pour mettre une belle et jeune femme comme Sonia dans son lit.
Comme ces deux femmes du roman, la maison familiale est aussi à l’image du pays et de ses contradictions. Quand Enéas rend visite à son oncle Maxwell, il retrouve cette belle propriété d’antan qu’il voit tomber petit à petit en ruine. Les descendants comme lui passent dans des voitures de luxe qu’ils garent devant l’entrée. Ils donnent de l’argent aux vieillards, mais personne ne s’avise d’entretenir des travaux de restauration ou de ranimer la flamme du passé. Du temps où il était encore lycéen, Enéas voyait déjà « dans cela une métaphore de ce pays que ses habitants n’arrivent pas à construire, à élaborer ».
Sonia découvre grâce à sa relation avec Enéas la délicatesse des sentiments et la tendresse qu’elle recherche vainement auprès des hommes. Elle se répète que « coucher avec des hommes à l’âme si vile vous empoisonne le sang ! ». Elle sait désormais que « c’est la tendresse reçue qui garde une femme fraîche », mais va-t-elle réussir à sauver son âme ? Rien n’est sûr, d’autant plus qu’il faudrait, selon Enéas, refaire toute l’éducation des hommes et des femmes du continent. S’attacher à une personne ou à un pays revient au même :
« Aimer, c’est transcender. En être capable. C’est-à-dire être pourvu d’une telle disposition d’âme et d’une telle éducation.
Delikatessen est une brutale descente au cœur de la réalité de la dictature dans une Afrique bradant son âme sur le grand bazar des pacotilles. Qui va rendre à ce continent son authenticité et sa beauté originelle ? Enéas tiendra-t-il au moins la promesse qu’il a faite à Apolline ?
Fawaz Hussain
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