Dédicaces (Lecture de Don Quichotte de la Manche de Cervantès en La Pléiade) - 2
Il est d’usage aujourd’hui qu’un auteur dédicace le livre qu’il publie, qu’il s’agisse d’un roman, d’un recueil de nouvelles, de poèmes ou d’articles, d’un ouvrage à vocation scientifique, etc. Chacun y va de sa petite dédicace à un parent, à des proches, à un maître… Et je parle bien ici de la dédicace qui est imprimée, pas celle griffonnée plus ou moins à la hâte sur un coin de table à l’occasion d’une présentation, d’une rencontre ou d’un salon du livre. On peut aussi trouver des remerciements, plutôt en fin d’ouvrage, à ceux qui ont rendu possible l’écriture et la publication de l’œuvre. Parfois il n’y a rien, ou presque rien, tant publier un livre semble devenu une chose somme toute ordinaire, banale. Combien de livres sont en effet publiés, exposés quelques semaines, pour finir par repartir au pilon ? Beaucoup. Trop. Notre temps a, il est vrai, érigé le gaspillage en art de vivre. Il n’en était pas de même au temps de Cervantès où publier un livre était réservé à bien peu, tout comme les lire sans doute. Etre édité relevait d’un privilège et nécessitait reconnaissance et protection, soutien. Imagine-t-on aujourd’hui une œuvre éditée devant rendre autant d’hommages et de remerciements, de dédicaces – pour nous, bien obséquieuses – que le fait Cervantès ? L’on rirait sans doute d’une telle flagornerie, espérant qu’au moins leur auteur le fait par dérision, par humour, craignant trop que la flagornerie ampoulée, hors d’âge et hors de propos, nous procure une honte étrange : celle du lecteur vis à vis du livre qu’il a entre les mains.
On peut sourire à cette écriture et lecture « obligée » préalable au Don Quichotte. On peut aussi la sauter (après avoir contourné la préface) pour aller directement au début du récit. On peut aussi s’y arrêter et se dire que l’on est sans doute passé d’un excès à l’autre : de l’humilité extrême (même si elle est probablement pour l’essentiel de convention et d’affichage, plus jouée et ritualisée dans des formules qu’intimement éprouvée) à la vanité ordinaire de l’Auteur qui sait si bien parler de son Œuvre, roucouler et faire la roue devant les médias qui lui servent des politesses et des hommages creux.
Au bout du compte, il n’est peut-être pas si évident que les évolutions techniques et économiques dont ont profité depuis quelques siècles les papetiers, les imprimeurs, les relieurs, les éditeurs et les libraires ne soient aujourd’hui que bénéfice pour la littérature, la philosophie, la poésie et autres arts des mots et du livre. Pas sûr…
Ce qui est sûr c’est que cela impose de nouvelles exigences au peuple des lecteurs tout en permettant à l’activité péri-littéraire qu’est la critique de se développer de façon tout aussi inflationniste. Ce blog et celui qui le tient s’inscrivent bien sûr dans ce monde parasite qui se développe sur les marges de l’édition et de la littérature, au point que l’on pourrait craindre qu’elle ne se substitue un jour à elles. Il me semble que Michel Foucault, à sa façon, puis plus récemment Georges Steiner, regrettaient cette inflation du commentaire qui caractérise les temps modernes. Puisse ce journal, paradoxalement, se faire oublier et permettre au lecteur de retourner illico au texte et de délaisser le reste.
Limitons donc l’inflation et tenons-nous en là pour aujourd’hui.
Marc Ossorguine
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