De tes yeux, tu me vis, Sjon
De tes yeux, tu me vis, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2013, 320 pages, 9,15 €
Ecrivain(s): Sjon Edition: Rivages poche
Un rêve ? Un fil de lecture ? Une vue onirique de la guerre depuis un lieu préservé ? Aucun des personnages de cette « histoire d’amour » ne semble avoir d’épaisseur, prisonnier qu’il est des matriochkas d’une pensée poétique, kaléidoscope déformant et reformant sens et paysages mentaux : « Et quand il ne leur resta plus qu’à border la jeune fille dans le livre, à la napper de lait et de pain, à poser le matelas sur le secrétaire afin qu’elle puisse lire tandis qu’elle mangerait quelques allumettes et qu’elle se désaltérerait avec un peu de cire chaude, ils avaient eu tout le loisir d’examiner le malheureux qui dormait comme un ange malgré tout ce vacarme » (p.125-126).
Vies dans un rêve, rêve de vies éparses, souvenirs empruntés… L’étrangeté fantastique du monde de Kafka y côtoie la spiritualité hébraïque « Quand je n’étais qu’une matière informe,
tes yeux me voyaient » (Psaumes, 139,16).
Nombreux sont les clins d’œil cinématographiques :
« Elle passa doucement le bout de ses doigts à la surface de la motte : Mon Dieu ! La chose s’était tordue comme un ver de terre au creux de la main et elle tremblotait encore. Qu’est-ce que c’était exactement ? Un concombre de mer, autrement dit une holothurie ? » (p.275-276), ce qui rappelle l’image du ver né de l’union de la femme et de l’homme dans Eraserhead de David Lynch.
« Le gamin des rues siffla à l’intention des autres pickpockets présents dans le jardin, ces derniers murmurèrent la nouvelle à l’oreille des cambrioleurs qui parlèrent aux prostituées qui en touchèrent un mot à leurs souteneurs qui contactèrent les usuriers… » (p.239), ce qui rappelle le tribunal de la pègre doublant la police pour traquer « M », dans M. le maudit de Fritz Lang.
Les allusions sont permanentes au monde onirique, les maisons se resserrent, écrasant les personnages : « (…) les façades des maisons les pressaient maintenant l’un contre l’autre et elle sentit le caniche se retourner sur son ventre : l’histoire et la rue allaient bientôt se refermer sur elles-mêmes» (p.245), telles aussi les pages d’un livre qu’on referme.
Et puis, en toile de fond, la guerre et l’homme qu’on cache, celui qui sait, le « précieux » – encore une allusion au cinéma avec Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson, d’après le roman de Tolkien – « Enfin, aux dernières nouvelles, il est monté dans ce train avec tous les autres et celui qui a pris sa suite ainsi que sa maison est le fils du représentant du parti de la ville » (p.89).
« Et comme il en allait de même pour tous ceux qu’elle fréquentait, ce ne fut qu’en décrivant à mon père l’atmosphère qui régnait dans la ville qu’elle comprit que la guerre ne se résumait pas à l’écho d’héroïques victoires dans des contrées habitées par des minables qui s’étaient montrés impolis face à ses compatriotes, mais qu’elle avait également entaché la réalité de Kükenstadt » (p.95).
« Le témoin, le feld-maréchal Göring, m’adresse un sourire » (p.147).
Et, page 266, cette claire allusion aux crématoires : « Jésus, Marie, on se croirait dans un four, je dégouline de sueur comme un souffleur de verre ».
De ce « malheureux », ou de ce « précieux » émergera le nouvel homme, d’argile, fragile, d’un vieux carton à chapeau comme d’un tour de prestidigitation.
Il naîtra de celui qui, embarqué sur une plume tombée de l’aile d’un archange ambivalent, assis sur un poil de barbe d’un diable, monnaiera sa traversée auprès d’un équipage interlope. « Mais à la surface de l’eau flotte une plume argentée de l’ange gardien de la Saxe ainsi qu’un poil de barbe goudron du démon de la rivière, posé comme un banc de nage en travers de la penne » (p.314), et de cette jeune femme, Marie-Sophie, qui lit le soir dans sa soupente et qui s’endort éveillée, entremêlant ses rêves et sa lecture, et dont la fenêtre, seule veilleuse éclairée, seul éveil dans la nuit, entraîne le monde.
« Si je monte aux Cieux,
tu y es ;
si je prends les Enfers pour ma couche, tu es là !
Si, me soulevant sur les ailes de l’aurore,
j’allais me loger au bout de la mer,
là aussi ta main me conduirait » (Psaumes, 139, 8 à 10).
Anne Morin
- Vu : 3865