Daech, le cinéma et la mort, Jean-Louis Comolli (2ème critique)
Daech, le cinéma et la mort, août 2016, 128 pages, 13,50 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Comolli Edition: VerdierJ.-L. Comolli, critique de cinéma aux Cahiers du Cinéma de 1962 à 1978, responsable de la rédaction entre 1966 et 1971, continue à écrire ponctuellement dans diverses revues comme Trafic, et Images documentaires. Il montre dans son dernier livre comment les formes du cinéma de Daech « plient et déplient des opérations de sens » afin que la manière de montrer devienne une forme de pensée sans pensée chez le spectateur. La « société du spectacle » chère à Debord devient à la fois agression et (paradoxalement) séduction que l’auteur identifie et décrit. Le cinéma ne se veut plus fiction, ni reportage. Il revendique « du » réel absolu propre à faire ingérer une croyance du même type.
Alors que dans le cinéma classique il n’existe jamais de « vraie » mort, tout ici se renverse. La mort de l’impie est donnée comme « pur » spectacle qui joue d’un côté sur le registre de la consommation d’image et, de l’autre, de la transformation du spectateur en suggérant en lui, et par l’horreur, une peur comparable à celle que devaient engendrer jadis (et parfois encore) les exécutions publiques. Il ne s’agit plus comme souvent dans le cinéma de proposer des images au goût du passé, de la nostalgie, mais d’impliquer des stimuli immédiats dans ce qui devient le point maximum de la pornographie : la mise à mort sans ligne de fuite pour le spectateur en de lancinantes répétitions des vagues meurtrières sur lesquelles la fascination (ou on l’espère le dégoût) du spectateur vient se briser inlassablement.
Il n’existe plus de héros si ce n’est le sabre vengeur, mortifère et sans dislocation possible de cette vision. Aucun dispositif de questionnement ou recombinaison du réel n’est possible là où la voix sonne comme un chant de gloire funèbre. La « police » de telles images agit directement sur les spectateurs. Elle veut agir sur leur comportement. Les formes de relation à l’autre se caractérisent par le règne du mépris et la jouissance du pouvoir à permettre de voir au moment où tout esprit critique est annihilé dans une telle « pulsion scopique ».
Le cinéma de Daech oblige les spectateurs à une croyance au visible qui peut provoquer chez le croyant une réelle jouissance. Existe donc un renversement du cinéma : il vise à travailler la croyance et lui donner la consistance par des cinéastes qui ont assimilé les lois du cinéma hollywoodien. Celui de Daech a pour but de la relancer par un paradoxal travail de frustration dont le spectateur n’a pas conscience. Il est condamné à demeurer fasciné par l’horreur. Il en a « plein la vue » sans hors champ qui lui permettrait un certain espace critique.
Loin du simple document, le cinéma de Daech crée son organisation du visible pour mobiliser le spectateur en faisant appel aux pulsions les plus frustres. Celui-ci ne sent plus les limites de son désir et de son pouvoir de voir en perdant toute « réélaboration » possible.
Le rapport du pouvoir et du voir est donc fondé dans ce cinéma sur un croire qui implique un regard vide, neutralisé, un regard « barré » dit Comolli. Ce cinéma fait du spectateur un aveugle croyant donc un spectateur « parfait ». De facto le cinéma de Daech dit au regardeur : « Tu es là pour voir, regarde ce qui arrive à celui qui est un impie ».
Il faut prendre cela comme une leçon de cinéma de la terreur dont la fonction est la « rééducation » du spectateur, avec toute la violence idéologique que ce terme comporte. Le spectateur est enfoncé dans une logique délirante et dans une certaine forme de jouissance d’être du bon côté, de ressentir la violence et l’horreur de ce qui est montré comme faisant partie d’un schéma déjà constitué dans lequel il ne peut que se reconnaître. Et c’est bien là le problème.
Jean-Paul Gavard-Perret
- Vu : 3088