Daech, le cinéma et la mort, Jean-Louis Comolli
Daech, le cinéma et la mort, août 2016, 128 pages, 13,50 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Comolli Edition: Verdier« On peut imaginer que les décapitations filmées à Mossoul ont pu être vues moins de deux heures plus tard à Londres ou à Pékin. Par cette seule synchronisation, Daech apparaît comme maître du temps, régleur de calendrier. C’est l’une des raisons qui font que ces clips, brefs, ne soient pas montés, ou alors si peu : deux ou trois plans mis bout à bout. Retour de l’immémorial fantasme de l’image immédiate, image divine, apparition ».
Daech, le cinéma et la mort, condense dans son titre ce qui est en jeu dans la propagande maléfique filmée par les terroristes. Il s’agit de mettre la mort réelle en scène, de la rendre visible dans le monde entier et sur l’instant. Jean-Louis Comolli en cinéaste-penseur aiguisé, et en penseur-cinéaste affuté, met avec justesse ce projet funeste en lumière. Le support numérique qui a déjà enterré la pellicule cinématographique en finit là avec la mort jouée et toujours recommencée – le merveilleux clap, son silence et moteur, ça tourne –, qui n’a cessé d’habiter le cinématographe depuis les premiers films des frères Lumière. Les cinéastes artistes ont toujours pris leur distance avec la mort – Ford, Hitchcock, Bergman, Fuller (The Big Red One filme l’horreur des camps sans la montrer), Tourneur –, jeu de cache-cache scénarisé et cadré, mis en scène, il faut savoir la cacher, jouer sur ses fugaces apparitions et ses disparitions, dans tous les cas, préférer l’imaginaire à sa représentation.
C’est un territoire dangereux, semblent-ils dire, qu’il convient d’aborder avec la raison, les armes du montage et de la mise en scène, ne jamais penser, comme le disait un cinéaste Suisse, un temps maoïste, qu’il s’agit d’une image juste, mais de juste une image. Mais les terroristes vidéastes de Daech croient dur comme fer à la vérité de leurs images de la mort en action et en acte. Ils sont persuadés qu’elle va l’emporter et que le déluge de sang qu’ils fixent va à jamais contaminer les spectateurs. Ils filment pour que cela se voie, s’écoute, se sache et qu’on se le dise. Contrairement aux nazis qui cachaient la mort organisée des camps de destruction massive des Juifs d’Europe, les islamistes acharnés n’ont rien à cacher, ils montrent l’horreur en acte, pour qu’elle soit regardée, comme jamais ne l’a été un film de cinéma.
« Des morts réelles ont été filmées, et de plus en plus, avant l’entrée en scène de Daech. Il y a les actualités de guerre, il y a surtout de nos jours la diffusion des petites machines à faire des images, mini-caméras ou téléphones portables, par quoi chaque inondation, chaque séisme, chaque éruption volcanique, trouve sur son chemin, charriant ou étalant les corps morts de ceux qui ont été pris au piège, des cinéastes amateurs pour les filmer… ».
Les clips glaçants de Daech ne viennent pas de nulle part pour Jean-Louis Comolli, ils ne viennent pas hasardeusement aujourd’hui envahir les réseaux numériques. Ils s’inscrivent dans un temps où le contenu domine et exclut la forme – Les clips de Dach en sont l’exemple parfait : tout est filmé de la même façon, la répétition règne sur le fond et la forme comme elle règne dans la plupart des mises à mort. Les vidéastes de l’horreur, comme d’autres publicitaires, et même certains cinéastes, ne visent qu’une chose, mettre le public, le et les spectateurs au centre de leur propagande, un spectateur devenu aveugle et sans voix face à ces images monstrueuses.
Daech dispose pour ce faire d’un studio – Al-Hayat –, d’une machine à produire des images, qui se ressemblent dans leur mise en scène, où bourreaux et victimes s’adressent à l’œil numérique et donc à celui du spectateur. N’oublions jamais, et Jean-Louis Comolli a raison de le rappeler, que certains terroristes ont filmé leurs crimes avec de petites caméras embarquées – Mohamed Merah et Amedy Coulibaly, caméra sanglée sur la poitrine – tout en sachant que leur mort annoncée, qu’ils se fassent exploser ou qu’ils soient abattus par les forces de l’ordre, entraînera de facto la disparition de ces traces sanglantes, mais peu importe, il faut filmer. Notre siècle est celui où la mort doit être montrée, en permanence, et en boucle.
« Les productions d’Al-Hayat Media Center attentent à la dignité intime du cinéma en tant qu’art, dont la responsabilité est de sauver la dignité de ceux qu’il filme, quels qu’ils soient, misérables ou puissants – tout le contraire de ce qui est fait par Daech, soucieux d’abord qu’on méprise ses victimes avant de les tuer ».
Jean-Louis Comolli livre ici un essai essentiel, il fera date, car ne pas vouloir voir et comprendre ce qui se joue dans la dictature des images de Daech, c’est quelque part donner crédit à ce terrorisme islamiste de la domination. Leurs images, de même que les modes opératoires des terroristes se veulent et sont spectaculaires, le spectateur ne peut que fermer les yeux, mais le cancer a fait son chemin. Il sait qu’elles existent, et qu’ici ou là, certains regardent sans qu’ils se rendent compte que c’est leur agonie future qui défile sur l’écran de leur ordinateur.
Philippe Chauché
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