Crue, Philippe Forest
Crue, août 2016, 272 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Philippe Forest Edition: Gallimard
« Quoi qu’on perde, on a le sentiment étrange d’avoir tout perdu avec l’être ou l’objet qui disparaît »
D’un roman à l’autre, Philippe Forest écrit le deuil. Chaque livre est une page qui tente de reconstruire une présence, celle du petit être parti trop tôt, quatre ans, sa fille, oui, et chaque page ne comblera jamais le manque.
« Ce fut comme une épidémie » nous dit l’incipit de Crue, le dernier roman de Philippe Forest. Ce fut comme une épidémie, un rapport et non un roman, une sorte de récit baroque, qu’il a voulu cette fois pour énoncer un mal qui se répand parmi les hommes, conséquent à la disparition des êtres, pour lequel ils n’auront jamais aucun médicament, un véritable fléau, « fatal à certains ». Pas pour tous. Un fléau qui nous engloutit tous, et que sans doute personne sauf lui n’en voit rien…
Il y eut pourtant tant de signes…
Il n’est pas un hasard si un jour il prend conscience qu’il a choisi cette ville, ce quartier, une cité fantôme, parce qu’au fond, si on y réfléchit c’est toujours chez des morts que l’on vit, des gens qui disparaissent et qui laissent leur place à d’autres…
Une maison donc, sise au milieu d’un jardin silencieux, « un havre de verdure » acquise comme une bonne affaire, dans laquelle il s’installe ignorant tout de ses voisins, une cité vivant uniquement par la musique continuelle d’un piano jouant Liszt, Schubert ou Chopin, et cette impression tenace que n’y vivaient que des spectres. Les oiseaux et même le chat pour seuls vrais compagnons, l’errance à chercher le chat perdu et l’angoisse à ne pas l’avoir retrouvé, « c’est ainsi que l’on devient fou je crois. Littéralement pour rien ». Et c’est le début d’une suite d’événements dont le narrateur n’aura de cesse d’en répéter l’invraisemblance. La disparition du chat valait pour toutes les autres, et même « en constituait la cause ».
« La désertion d’une seule créature mettait le monde en péril ».
Comment accepter qu’un jour tout finisse ? comment accepter de voir ce et ceux qu’on aime partir ? et comment mesure-t-on la souffrance de chacun de nous ? Retardant toujours le moment de dire ce qui fera le récit de ce livre « parce que je désire porter témoignage d’un événement dont je suis convaincu qu’il dépasse de loin le cas qui concerne ma seule et pauvre petite personne », le récit se révèle de plus en plus tendu vers la fin, génère une certaine impatience et même angoisse.
Comment dire ce qui l’obsède sans parler de soi ? Il répétera plusieurs fois qu’on ne saura rien de lui, de sa vie, qu’il ne s’agit pas de ça mais…
Chacune de nos épreuves, et nous avons chacun notre lot, nous est propre, « il faut l’avoir vécu pour comprendre », entend-on justement.
« Ce que signifie la mort d’un enfant, tout le monde le sait, tout le monde l’ignore ».
Y comprenons-nous quelque chose ? A-t-on chacun une vérité ?
Sonné, on sort sonné de certaines épreuves. Les vaincus de la vie sont ainsi de ceux qui n’en attendent plus rien, souvent rendus à la rue, prenant possession du pavé, devenus des ombres, ils errent « prisonniers d’une zone fantôme » en eux où personne ne vient les chercher ; « ils ont basculé ».
Comment cet homme – à la rue, plus près du vagabond, avec ses amis prophètes – qui disait lui aussi avoir perdu une fille était-il devenu fou « quand je ne l’étais pas ? »
L’errance est-elle un courage ? Que sommes-nous face à cet insupportable scandale « dont les femmes et les hommes ne veulent rien savoir ? »
Déplaçant sa misère, refoulé, gênant peut-être, qu’est-il devenu ? Mort ? Disparu ? « Depuis la mort de ma fille, je vivais dans le vague ». Le temps s’est figé « c’était hier, c’était il y a un siècle ».
Retrouver la ville, c’était rentrer chez soi, c’est à dire « auprès d’elle », cette ville où sa mère se meurt et c’est encore un peu la même perte, et c’est encore se confronter à la mort, aux lieux des morts « on vit toujours à côté de l’enfer sans le voir ». La voir, l’entendre, cette mère agonisante, dans ses derniers instants, dialoguer avec la toute petite fille comme si elle était encore vivante, la rendant vivante de cette façon et trouver cela insupportable, s’enfuir et laisser sa mère mourir seule…
C’est ainsi, et c’est pourquoi la perte d’un chat qui s’enfuit dans la nuit peut être à l’origine de tous les deuils qui lui furent apparemment antérieurs. Un incendie, dans un immeuble d’immigrés, tous sains et saufs heureusement, mais tous à la rue, face à une foule immobile contemplative du désastre. La scène désolée du monde suscite le spectacle d’un drame qui eut lieu avant que ce décor fût dressé, et c’est ainsi que la troisième partie nous fait entrer dans le roman de ce quelque chose à dire ; « tout a débuté ainsi ».
Suivra sa rencontre avec une musicienne et celle, parallèle, avec un homme, son voisin de palier, un écrivain. Leur étrange amitié puis la disparition, l’évanouissement dirions-nous plutôt ici, de cette femme qui, l’espace de ces quinze jours, a été sa maîtresse, puis de l’homme.
Commence alors une autre histoire dont il nous prévient encore qu’elle est improbable, un nouvel amour, une nouvelle vie. Une vie autre car on ne passe pas de l’une de nos différentes vies à l’autre, elles s’imbriquent « de sorte que l’émerveillement soudain d’aimer lorsqu’on l’éprouve dans l’une de ces vies n’enlève rien à l’accablant chagrin que l’on ressent dans une autre ». Cette histoire d’amour qui commence, vite interrompue par l’évanouissement donc de l’amante, rejoint la disparition d’enfants : fugue, accidents, ou crimes dont il parle avec son nouvel ami, l’écrivain. Ce qui unit ces trois êtres, au fond, c’est peut-être qu’ils étaient tous les trois « revenus d’un autre monde « où [ils avaient] perdu tout souvenir ». Et enfin, dans les deux dernières parties du livre qui en compte sept, on assiste à l’événement qui donnera son titre au livre, événement ultime, « goutte d’eau qu’attendait le vase obscur du monde pour déborder de partout ».
Cette crue du siècle survenue dans une des plus belles villes du monde, qui déferle et emporte tout, métaphore peut-être du chagrin immense qui ravage un être, « il y avait tant de gens, de choses auxquelles j’aurais aimé ne pas avoir eu à dire adieu », c’est le scénario catastrophe vers lequel s’avance le roman, l’apocalypse finale d’une fin de monde que nous donneront les dernières pages. Cet homme avait-il souhaité être emporté par le charroi de ses larmes ? « Il faut se méfier de ses désirs car d’une manière ou d’une autre ils en viennent toujours à se réaliser. Les souhaits s’accomplissent ». Il se retrouve seul à observer le désastre, détaillant les différents stades, les solitudes, les désespoirs d’une population naufragée. Et on espère que ce récit invraisemblable, il nous avait prévenus, « surréaliste », ne sera pas une prophétie. N’y a-t-il pas d’ailleurs fait référence : « Comme le dit un vieux film : A force d’écrire des histoires horribles, elles finissent par arriver ».
Récit baroque donc où se mêlent une part réelle de la vie de l’auteur, l’événement, le deuil insurmontable de sa petite fille de quatre ans, il y a longtemps comme il dit, et une part fictive, empruntant à un registre fantastique, « surréaliste » aujourd’hui, réaliste demain ? Un récit écrit par paragraphes réflexifs qui avancent vers une métaphore du désastre exaltée par ce déluge d’eau qui s’abat sur la ville comme il s’abat sur celui qui éprouve la perte. Quelle est donc d’ailleurs cette phrase énigmatique « Est enim magnum chaos » (En vérité, il est un grand vide). D’où vient-elle ? Pourquoi traverse-t-elle le récit ?
Et puis un soir, alors que, plus Noé que Robinson, monté sur le toit de l’immeuble, il repense à tout ce qu’il a perdu dans sa vie, le chat revient comme une promesse que bientôt tout le reste peut revenir aussi…
Marie-Josée Desvignes
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