Confession téméraire, suivi de Cher Saba et La Cité de Bobi, Anita Pittoni (par Nathalie de Courson)
Confession téméraire, suivi de Cher Saba et La Cité de Bobi, mai 2019, trad. italien Marie Périer, Valérie Barranger, 209 pages, 20 €
Ecrivain(s): Anita Pittoni Edition: La Baconnière
« Je m’active, je m’agite, je me démène et me cache derrière des sentiments sublimes. Mais la vérité, c’est que je ne suis rien. (…) En moi rien n’est vrai, rien ne part d’un sentiment profond, tout provient d’un désir obscur, contraignant, impérieux de mouvement ».
Celle qui se fustige ainsi, c’est la brillante Anita Pittoni, tisserande d’art et créatrice du Zibaldone, maison d’édition de Trieste où affluèrent à partir de 1949 les plus grandes figures de la littérature italienne. On ne s’attardera pas ici sur cette célébrité trompeuse qui aurait laissé dans l’ombre une authentique écrivaine si d’autres éditeurs diligents n’y avaient mis bon ordre.
Les deux groupes de proses narratives et poétiques rassemblées sous le titre intimiste de Confession téméraire font apparaître une sensibilité inquiète, une imagination visionnaire et un grand souci d’élaboration littéraire sous l’égide de Nietzsche, cité en épigraphe : « Le plus remarquable est le caractère involontaire de l’image, de la métaphore (…) tout se présente comme l’expression la plus immédiate, la plus juste, la plus simple ».
L’art poétique est donné, et le « je » d’un être de plume peut se promener dans la ville, explorant en même temps des zones inconnues de lui-même : « je dois me libérer de toute idée : des préjugés trompeurs, des obstacles qui pourraient empêcher que je m’abandonne totalement à l’événement qui m’attend ». Mais il n’est pas si facile de suivre docilement « le pas qui me porte » et de se laisser aller à l’enchantement des visions dans une quête à la fois vagabonde et décidée. L’espace harmonieux de la mer immense « d’un vert bleu intense » ne tarde pas à devenir une zone « horrible. Fangeuse. Sale (…) La vision s’est perdue ». Des gardiens inexorables se dressent devant la porte de la plus haute tour à laquelle la narratrice voulait accéder, et au fil des pages la rêverie se teinte de plus en plus nettement de peur : le réel s’avère instable, les distances impossibles à évaluer, les architectures labyrinthiques, les escaliers sans fin. L’espace se disloque et les êtres qui le peuplent subissent une distorsion caricaturale : au-dessus de l’évier, le plafond s’ouvre sur la tête de la voisine « qui se mit à pendre ; elle la secoua alors de droite à gauche en riant à gorge déployée, m’agonisant avec moquerie de propos obscènes, entrecoupés d’éclats de rire ». Comme certains êtres de Kafka, la narratrice essaie de reprendre pied dans le réel, mais sa solitude est grandissante et la peur peut laisser place à la honte et à l’autodépréciation : elle s’imagine assise dans un petit coin du bureau du grand écrivain D.H. Lawrence absorbé par une tâche sublime qu’il interrompt pour écrire à une amie romancière « que je ne suis vraiment rien du tout, accaparée par des ouvrages de dame, avec des rêves limités, d’une nature commune, créés et mus par des centres obscurs ».
Il arrive néanmoins que çà et là, malgré des rencontres menaçantes qui font parfois descendre la narratrice de manière dantesque d’un cercle infernal à un autre, une vision se développe : c’est une pelote bleu vert qui, telle une chevelure de sirène, lui prouve que le fil n’est pas rompu, ou c’est de manière plus affirmée un « oiseau jaune » vers lequel, émergeant des brouillards, elle parvient à se diriger : « L’oiseau jaune se cramponne à moi, moi à lui, et ainsi enlacés, tête contre tête, nous partons dans les hauteurs, loin, dans l’azur… ». Dans les moments les plus heureux de la rêverie la phrase s’allonge, s’assouplit, et le lecteur se dit que les « ouvrages de dame » pratiqués par la créatrice de mode Pittoni ont tissé dans son imagination un réseau de métaphores ondoyantes et diaprées.
Le deuxième groupe de proses poétiques, Les Saisons, qui avait été publié en 1950, donne à penser que le principal moteur d’écriture de Pittoni est l’amour pour un homme imaginaire, un amour intense qui depuis l’enfance dilate son être et lui donne vie : « Toute la personne que je suis s’engloutit dans l’immense océan de cet autre qui naît ». L’angoisse et le conflit ne sont pas pour autant écartés : « Brusquement, j’eus la sensation très nette que mon âme venait de se heurter à la sienne ». Deux séquences se nomment « jalousie », mettant au jour une intense ébullition intérieure et des mouvements de l’âme contradictoires : « Au-dedans de moi surviennent continuellement des mouvements que je pourrais qualifier d’inattendus, on dirait même que je les porte en moi depuis très longtemps, depuis toujours, qu’ils existaient même avant moi, des mouvements d’âme antiques ». Cette absence de continuité dans la présence à soi peut déformer le corps : « (…) mes bras demeuraient inertes le long de mes flancs, mes bras si longs et mes mains si lointaines, si lointaines au bout de mes bras, si bien que je ne savais plus où elles arrivaient, à l’intérieur ou au-delà de tout, dans la terre ».
A travers l’évocation de ces petites morts et de ces renaissances, une interrogation littéraire se poursuit comme une rivière souterraine qui resurgit dans le dernier fragment intitulé La visite : « Comment se fait-il qu’il y ait cette coupure nette entre le motif et l’acte créateur ? ». La transposition d’un fait vécu en écriture « dépend de la manière dont on vit au quotidien, si l’impulsion créatrice se tient sur le qui-vive, toujours éveillée et en quête de substance, pleine d’instinct, ou bien si elle se trouve à l’état de volonté sporadique… ». Un motif avait parcouru discrètement le recueil, un « petit bouquet de fleurs parfumées qu’il m’a donné un jour » et qui prenait plusieurs significations symboliques. L’auteure associe à la fin ce bouquet à des souvenirs anciens et récents qui lui ont servi de marchepied terrestre vers le monde magique de l’art : « Je crois que la technique cinématographique – le jeu des images ‒ pourrait, mieux que l’écriture, parvenir à rendre la simultanéité des faits – vécus et imaginaires – éparpillés dans le temps, qui à un moment donné s’agrègent et, ainsi agrégés, agissent et se concentrent en une idée fulgurante, pour se dissoudre, haletante de désir, dans de nouvelles combinaisons ».
La Confession téméraire, qui pourrait avoir pour sous-titre les mots de Giani Stuparich sur Pittoni, « La bataille intérieure pour devenir soi-même » avec tous les élans et les retombées que cela suppose, nous fait parcourir les méandres de la vie intérieure profonde où se déroule l’aventure d’écrire.
Nathalie de Courson
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