Chroniques, Marcel Proust
Chroniques, septembre 2015, 280 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Marcel Proust Edition: Gallimard
A La Recherche du Temps Perdu c’est l’œuvre dont on dit régulièrement qu’à sa lecture on va s’atteler. Pour des raisons scolaires ou académiques, on a bien lu l’un ou l’autre volume, mais on reporte sans cesse d’ouvrir cette pile qui trône sur une étagère… Du coup, on se dit qu’on va attaquer de biais, et lire les Chroniques de Marcel Proust (1871-1922), petit volume publié pour la première fois en 1927 par son frère Robert et Gaston Gallimard. On l’ouvre en s’attendant à quelques écrits sur le tout-Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, une sorte d’inventaire d’avant la grande catastrophe qu’est la Première Guerre mondiale – en bref, une œuvrette secondaire destinée à juste faire dire qu’on a lu du Proust. Et c’est à la fois ça, et bien plus encore : c’est un auteur qui fait ses gammes, qui progresse stylistiquement tout en faisant preuve d’une grande pénétration d’esprit ; c’est un grand en devenir qui s’exprime dans ces Chroniques rédigées entre 1892 et 1921.
Celles-ci sont réparties en quatre sections : Les Salons, la Vie de Paris (neuf chroniques), Paysages et Réflexions (six chroniques), Notes et Souvenirs (sept chroniques) et Critique Littéraire (quatre chroniques, dont deux tout à fait remarquables sur respectivement Gustave Flaubert et Charles Baudelaire), et, au sein de ces sections, présentées dans l’ordre chronologique.
Cette caractéristique seule est précieuse au-delà de toute considération : elle permet de constater l’évolution du style de Marcel Proust (ou d’Horatio, ou d’Echo ou d’un quelconque de ses pseudonymes), d’une maîtrise plus que plaisante de l’art rédactionnel, avec style et panache, vers l’ampleur des phrases et des paragraphes qui seront, pour faire aussi bref que caricatural, la marque de fabrique de La Recherche du Temps Perdu. Dans ses chroniques, Proust semble exercer son style tout en le nourrissant au contact d’autres, qu’il lit puisqu’il les cite de façon opportune (Hugo, Stendhal, Saint-Simon, Balzac), lorsqu’il ne les pastiche pas : la chronique La Cour aux Lilas et l’Atelier des Roses (1903) s’ouvre sur ces mots : « Balzac, s’il vivait de nos jours, aurait pu commencer une nouvelle en ces termes », suivis d’un long paragraphe balzacien en diable, confondant même pour qui est habitué au style de l’auteur d’Illusions Perdues, puis Proust conclut, non sans humour : « Mais cette manière de raconter, outre qu’elle ne nous appartient pas en propre, aurait le grand inconvénient, si nous l’adoptions pour le cours entier de cet article, de lui donner la longueur d’un volume, ce qui lui interdirait à jamais l’accès du Figaro ».
D’un autre côté, on peut apprécier dans ces chroniques, surtout dans la première section, le côté Stéphane Bern de Marcel Proust, qui est à tu et à toi avec le tout-Paris, à la fois proche et respectueux, à la limite de la chronique mondaine (dont il se revendique), certains articles se transformant en un who’s who de l’époque, avec des salons où, par exemple, « Massenet et Saint-Saëns s’étaient mis au piano ». Cette notation permet de dériver vers une autre grande constante de ces Chroniques, constante qui annonce la « sonate de Vinteuil », cette œuvre pour piano et violon qui revient tel un leitmotiv entêtant au fil de La Recherche : Proust a de l’oreille, et il partage avec régularité ses émotions musicales, voire compare un phénomène observé à une émotion musicale : « Un souffle de vent les [les mille reflets de la ferronnerie] dispersait, la pierre s’était de nouveau assombrie, mais comme apprivoisés ils revenaient ; elle recommençait imperceptiblement à blanchir, et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin d’une ouverture, mènent une seule note jusqu’au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours », et l’on pense à quelque œuvre de Fauré, souvent mentionné d’ailleurs dans ces pages. Ailleurs, évoquant une Mme de Guerne chantant : « elle laissa échapper, comme de calmes orages, des notes qui semblaient, pour ainsi dire, extra-humaines ». Proust aime la musique, qui le transporte, et il le lui rend bien en écrivant magnifiquement à son sujet : « Effacez la noble cendre qui couvre volontairement ces notes, pareilles à des urnes d’argent : vous y trouverez pieusement encloses et fidèlement gardées toutes les larmes du poète ». En guise de conclusion sur ce sujet, voici comment Proust envisage, en 1913, l’écriture au long cours : « Raconter les événements, c’est faire connaître l’opéra par le livret seulement ; mais si j’écrivais un roman, je tâcherais de différencier les musiques successives des jours ».
Un autre thème traversant La Recherche, c’est la mémoire, et ce thème est déjà développé dans les présentes Chroniques ; plutôt qu’un long commentaire, autant laisser Proust s’en expliquer, ce en 1912, un an avant la publication du premier volume de La Recherche : « Il n’est pour nous de rayons, ni de parfums, délicieux, que ceux que notre mémoire a autrefois enregistrés ; ils savent nous faire entendre la légère instrumentation que leur avait ajoutée notre façon de sentir d’alors, façon de sentir qui nous semble plus originale, maintenant que les modifications souvent indiscernables mais incessantes de notre pensée et de nos nerfs nous a conduits si loin d’elle ». Plus loin, dans un très bel article intitulé L’Eglise du Village, daté de la même année, Proust entremêle avec grâce et émotion description et souvenir, et ce que l’on sait des rapports entre l’auteur et la mémoire nous revient… en mémoire, jeu de miroirs infinis dans lequel se perdre à notre tour.
Pour autant, tout dans ces Chroniques, écrites de main de maître, n’est pas d’un contenu indispensable. Ainsi des jugements littéraires proustiens liés à l’actualité de son époque : il est saisissant de constater avec quelle régularité il porte aux nues des auteurs dont le nom n’a pas survécu aux âges, pour parioder Baudelaire ; pourtant, il écrit à leur sujet des choses magnifiques : ainsi, d’un certain « comte de Cholet », auteur d’un récit de voyage en « Turquie d’Asie », Proust se fend de ce magnifique jugement : « tout y parle avec cet accent de la chose directement contemplée, mieux, faite ou soufferte personnellement, accent toujours inimitable et qui va au cœur ». Seule exception, Anna de Noailles, dont le nom et l’œuvre résonnent toujours auprès des amateurs de poésie et au sujet de laquelle Proust écrit : « le jardin de Mme de Noailles serait, entre tous, le plus naturel, si je puis dire, le seul où ne règne que la nature, où ne pénètre que la poésie ». Si son objectif était de donner envie de lire Les Eblouissements (1907), il est rempli.
Plus tard, en 1920 et 1921 respectivement, comme déjà signalé, il écrira deux longs articles célébrant Flaubert et Baudelaire, articles que l’on citerait volontiers en long et en large pour leur justesse de vue – lire un maître célébrant, même de mémoire, deux maîtres, c’est un plaisir aussi rare que sophistiqué, dont il ne faut pas se priver, peut-être parce que Proust suit lui-même ce précieux conseil : « D’ailleurs nous n’avons qu’à lire les maîtres, Flaubert comme les autres, avec plus de simplicité ». Cette simplicité, ce goût pour la simplicité, voici qui explique probablement un autre article sur la littérature, d’une virulence rare, où un Proust âgé d’à peine vingt-cinq ans se dresse avec clairvoyance contre le symbolisme dont « les poèmes, qui devraient être de vivants symboles, ne sont plus que de froides allégories ». Cet article Contre l’Obscurité devrait être cité en exemple de critique courageuse (même si Proust devait avoir le soutien de vieux caciques littéraires qu’agaçait la génération symboliste), aussi claire qu’argumentée.
Au-delà de ces considérations sur Proust critique, ce que l’on peut retenir de ces Chroniques, c’est qu’elles, qui valent en tant que telles, semblent de surcroît la voie d’accès idéale vers le cycle A La Recherche du Temps Perdu : en germe, tant ses thématiques que son style y sont présents, et le lecteur admiratif n’aura de cesse d’aller respirer de lui-même leur floraison complète.
Didier Smal
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