Cette chose étrange en moi, Orhan Pamuk (par Philippe Leuckx)
Cette chose étrange en moi, trad. turc Valérie Gay-Aksoy, 688 pages, 25 €
Ecrivain(s): Orhan Pamuk Edition: GallimardL’auteur de Istanbul, hommage littéraire et photographique à sa ville, Prix Nobel, raconte dans une somme le destin d’un pauvre vendeur de yaourt et de boza, Mevlut. Venu de la campagne, installé dans un quartier décentré de la grande ville, avec son père, le jeune Mevlut, qu’on suit de ses douze ans, en 1969, jusqu’en 2012. C’est dire que la fresque brosse Istanbul, ses quartiers pauvres, Kültepe, ses artères, ses flux, ses passages, les avatars d’une ville qui change, le monde familial autour de Mevlut, père, parents, cousins, oncles, sa Rayiha aimée, toute la vie politique et sociale sur plus de quarante années de soubresauts politiques, de guerres de partis, de politisation des masses, d’oppositions musclées…
Il est un peu vain, sans efflorer l’intrigue, riche, féconde en rebondissements réalistes, de vouloir relater cette vaste narration, où chaque voix de la famille Aktas/Karatas – Mevlut, Süleyman (cousin, fils de Hasan), Mustafa (père de Mevlut), les trois sœurs Vediha, Rayiha, Samiha (filles d’Abdurrahman au cou tordu) – compte et participe activement aux différents points de vue de narration. Chaque voix complète, nuance, rectifie, en contrepoint subtil, le tableau. Sans être un procédé, cette stratégie narrative permet de dégager un faisceau de significations sur les relations humaines, sur l’histoire amoureuse (autour de lettres d’amour écrites par Süleyman pour Mevlut, à l’adresse d’une des trois sœurs du « tordu », ce qui enclenchera inévitablement nombre de méprises, de suspicions, d’éblouissements aussi).
La ville, ses quartiers, la campagne que l’on a quittée, les petits boulots au travers des HLM, la nuit, dans des zones peu éclairées, l’avancée de la modernité, le repli du chez-soi, tout cela émerge d’une narration qui authentifie d’une manière extraordinaire toutes les données de l’histoire. Ce roman-fleuve d’aujourd’hui a ce blason de réalisme, et aussi de poésie nocturne, comme peu de romans peuvent le prétendre. C’est tout à la fois une question de maîtrise, scénaristique, d’un ensemble de personnages, que l’on prend l’habitude de suivre, d’apprécier ; les monologues comme les récits en je (de chaque voix narrative) éblouissent par le vécu, les sentiments, les dialogues vifs, les reprises (comme on le dit d’un tissu) d’une histoire que l’on peut lire sous différents biais. C’est une question de style : un très grand naturalisme conduit chaque phrase, chaque paragraphe, chaque « prise de voix ».
Le petit vendeur de yaourt (à l’époque, pas de frigo) et de boza, alerte, au bas des immeubles, de son passage, et muni d’une longue perche sert ses clients. C’est un travail du jour, du soir, surtout, à pérégriner d’un quartier l’autre pour vendre. Le père de Mevlut l’a mis à l’étrier de ce dur métier, de ces longues déambulations dans une ville nocturne, étonnante.
La fresque offre un arrière-plan politique et social d’une grande diversité, d’une très large objectivité : les rouges poursuivis par les nationalistes, les campagnes d’affichages sauvages et clandestins la nuit ; la montée des militaires ; les coups d’Etat, etc.
Le binôme campagne-grande ville fonctionne comme un subtil éclairage de ce que la Turquie d’hier et d’aujourd’hui donne à lire : l’accroissement urbain d’Istanbul (ces terres gagnées sur les collines ; les grands travaux qui ruinent les anciens quartiers ; la construction des autoroutes, etc.), le relatif désenchantement des ruraux arrivés dans les zones les plus pauvres de la mégalopole…
Le portrait de deux familles que les destins unissent : les deux frères arrivés en 1968 avec les enfants (un an plus tard), qu’il faudra marier. Et la famille est toute trouvée : on ira chercher les brus au village. Süleyman, Korkuk, son frère, Mevlut, leur cousin, seront ainsi amenés à voir, à aimer, à rencontrer Vediha et ses sœurs. L’histoire amoureuse, pleine de surprises, peut commencer.
Pamuk, que nous avons laissé avec l’évocation des konaks en bois le long du Bosphore, nostalgiques souvenirs de famille, hisse ici la remémoration au rang des beaux-arts, alors que les personnages les plus simples, aux tâches les plus laborieuses, traversent le roman ; belles figures de la Turquie, belles âmes traversées par les sentiments les plus beaux, les plus âpres.
Une merveille.
Philippe Leuckx
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