Cent vingt et un jours, Michèle Audin
Cent vingt et un jours, décembre 2013, 184 pages, 17,90 €
Ecrivain(s): Michèle Audin Edition: Gallimard
Nombres ; chiffres ; raisonnements. Mathématiques. Michèle Audin est ainsi construite ; ses écritures aussi. Pour autant, poésie – ô combien ! sentiments, humanité surtout – donc, littérature, se sont invités au banquet de ce petit livre dense, poignant, dont le titre Cent vingt et un jours est, du reste, écrit, mais non posé en langage mathématique.
Cela aurait pu être un recueil de nouvelles, dont les chapitres auraient porté le nom de ceux, nombreux et bien campés, qu’on croise dans ce reflet du fleuve du siècle dernier. Enfer brumeux que visiterait Orphée, où divaguent ceux de la Grande Guerre et ceux de la terrible Seconde, brisés, bourreaux ou carrément perdus ; parfois, tout ensemble… Mais c’est un roman-récit, et non des nouvelles, qu’a préféré Michèle Audin, la mathématicienne, qui fréquente aussi – et, plutôt bien – la façon si particulière de penser et de travailler des historiens. Elle n’a pas voulu de ce mot « fin » au bas des chapitres, de ces mini histoires bouclées. Son récit a besoin du temps long, décliné et repris d’un bout à l’autre des pages, sans presque reprendre son souffle, comme un immense problème, dont on ne sait au final s’il peut se résoudre, et qui va son chemin, raisonné, rassemblant ses données, n’en oubliant aucune, cherchant les preuves, les vérifiant, les additionnant au fil de l’Histoire. Comptabilité unique ; scansion des malheurs.
Un lien, un fil rouge entre toutes ces destinées discordantes, de l’homme de gauche au fasciste : le savoir mathématique (on va de ces chercheurs-là, à ce brillant thésard), le goût des nombres et – mieux – comme un rituel religieux partagé, l’amour passionné de cette science. « La » mathématique, comme on disait au temps de Rabelais, couvrira-t-elle le fracas des haines, sera-t-elle ce sésame protégeant ses serviteurs des aléas de la politique et des guerres ? Peut-on traverser un siècle, comme le XXème, et ses pires horreurs, autrement que le simple quidam, quand on est intellectuel et scientifique, qu’on analyse, qu’on a en mains les outils qu’il faut, bref, qu’on croit maîtriser ? Peut-on, semblent s’interroger Michèle Audin et ses personnages, résister, voire vaincre le mal des hommes, avec en bagage une solide connaissance, mais conceptuelle, du monde ? Vivre en marge, dans une communauté que lierait l’amour du nombre ?
Qui sont-ils, ces contemporains de celle de 14, de celle de 39, ballottés de heurt en drame, leur cahier d’équations à la main ? Christian Morstauf, gamin humilié du siècle d’avant, vivant dans un Sénégal brutal, les derniers feux de la colonisation : « il demanda à son père pourquoi les Noirs de la plantation recevaient des coups de trique et son père le cogna de sa ceinture de cuir ». Sauvé par le goût des nombres et des études, basculé dans un 14-18, dont la sauvagerie est parfaitement rendue dans le journal de son infirmière de guerre : « un obus l’a soufflé ; tous ses camarades ont été tués… de temps en temps, il pleure en écrivant des formules de mathématiques… Ouvrir, trépaner… trois blessés du service sont morts aujourd’hui presque en même temps ». Gueule cassée, réparée vaille que vaille : « toujours très bien, assez beau même sous le masque de cuir, avec cette élégante mèche rousse ». Le même, en 42, du haut de l’Académie des sciences : « au moins, depuis l’automne dernier, on ne publie plus rien de juif ». Fascisant, lettré plus qu’actif, fréquentant le monde de la Collaboration, voyageant en Allemagne : « à l’Institut, des écrivains, des musiciens, des jolies femmes – ah, que ces athlètes aryens sont beaux ! dit une femme. Morstauf reprit : ce que nous souhaitons, c’est une France où règnent l’ordre, le travail, la hiérarchie… elle a été longtemps menée par l’esprit métèque, la juiverie, la franc-maçonnerie, reprend l’autre… ».
Voyage des plus passionnants au pays de ces élites intellectuelles compromises dans l’Allemagne nazie et l’Europe occupée. Pour cela, intéressant procédé littéraire, utilisant l’enquête historique a posteriori, et mêlant les témoignages récoltés, comme autant de sources. Le regard, la posture distanciée de l’historien narrateur, fait gagner, à n’en pas douter, en véracité, en efficacité. On lit, par moments, en palpant l’Histoire. Est-on encore dans un roman ? Ce goût de la source, du reste, cherchée, notifiée, mise en scène (citations, renvois en bas de page) chez Michèle Audin, satisfait, on le sent, la rigueur scientifique qui la définit (on avait déjà ce parti pris dans son précédent essai : Une histoire brève). Roman habillé, donc, comme un livre d’Histoire, dont la précision, le goût marqué pour le juste et le vrai, la démarche rigoureuse, n’ont rien à envier aux postures scientifiques. Mais, roman tout littéraire aussi, et dans le même élan, donnant à sentir le goût de l’air, ici, la beauté des choses là, l’amour ou la tendresse, l’infini chagrin…
Et puis – ces pages ont ma préférence, elles auront peut-être la vôtre – André et sa compagne Mireille. Des Silberberg, de Strasbourg. « Il réussissait tout, il était agrégé de maths, il aimait Mozart… ces années-là, les panneaux – interdit aux Juifs et aux chiens, fleurissaient sur les vitrines de café et de restaurants… comme les Juifs étaient ennemis de Hitler, on les traitait de fauteurs de guerre… ». La vie va, mais le ciel se couvre, dirait le poème d’Aragon. On voit nettement les photos sépia de cette jeunesse, de cet amour – ces cent vingt et un jours solaires d’André et Mireille, avant que… Pages réussies parce que ciblées et retenues – vraies – que celles où Mireille recense – encore des comptes ! – les mots d’André : « mots durs, mots tristes, mots graves, mots joyeux, mots rieurs, et mots de révolte, pour lui dire son dernier cours au lycée de Digne, en décembre 40, sa révocation comme professeur en application du statut des Juifs, et de cet élève, un seul, mais un élève quand même, qui était venu lui serrer la main à la fin du cours… ». Puis il y aura la Haute Silésie, où « il posait des problèmes de géométrie aux déportés pour leur occuper l’esprit », et puis la grande marche de la mort… la recherche de sa trace par Mireille, une fois les déportés rentrés… « ils revenaient… et de lui, qu’avait-on fait ? »… Une musique qui s’arrête net – du Mozart, peut-être.
Un surprenant chapitre – qui cogne, mieux que tous les cris – clôt le livre : il est fait d’une liste de chiffres. On se prend à le lire à mi-voix : « 31 ans, l’âge d’André lorsqu’il mourut à Mariahilf… 39, le nombre de survivants du convoi dans lequel Silberberg était parti… 0,625 de Juif, ainsi aurait été composé chaque enfant de Mireille et d’André… ». Comme un requiem…
Lors fut la mer, par dessus nous reclose, écrivait Dante…
Martine L Petauton
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