Ce n’était que la peste, Ludmila Oulitskaïa (par Léon-Marc Levy)
Ce n’était que la peste, avril 2021, trad. russe, Sophie Benech, 144 pages, 14 €
Ecrivain(s): Ludmila Oulitskaïa Edition: Gallimard
Ce court ouvrage est présenté comme « scénario ». Ludmila Oulitskaïa en a en effet produit plusieurs à destination du cinéma et le texte que Gallimard nous présente ici a été découvert seulement en 2020. En fait, on découvre rapidement qu’on a affaire à un texte très écrit, plus proche de la novella ou du court roman que du scénario. Le talent de la narration y est en quelque sorte décortiqué, décliné trait à trait : ruptures de situations, ruptures de ton, sens formidable du portrait en quelques lignes, ironie mordante du propos, tous les ressorts littéraires qui font de Oulitskaïa un des plus grands écrivains russes vivants se retrouvent condensés dans cet ouvrage.
Certes il s’agit de peste pulmonaire, d’une épidémie donc, qui forcément évoque notre crise sanitaire actuelle. Épidémie réelle, survenue à Moscou en 1939. Ou plutôt, poussée de peste qui fut rapidement contrôlée et éradiquée. Cependant l’intérêt majeur de l’événement est la période où il survient, pendant l’un des épisodes les plus effroyables de la grande Terreur stalinienne. Procès expéditifs, exils au Goulag, exécutions sommaires et assassinats sont le quotidien du peuple soviétique et en particulier de son intelligentsia, Staline a lâché ses chiens du NKVD et la Terreur est partout.
Le NKVD, organe de la sécurité d’état de l’URSS, qui, nous dit Oulitskaïa dans sa postface, sera dans cette novella l’outil qui va briser dans l’œuf l’épidémie naissante de peste !
« Il s’agit sans doute du seul cas dans toute son histoire [de l’URSS] où cette institution féroce et impitoyable a travaillé pour le bien de son peuple, et non dans le but de le terroriser et de l’anéantir. Les faits sont là, c’est le NKVD qui a stoppé cette épidémie en se servant de sa riche expérience dans le domaine des arrestations et des liquidations. En quelques jours, les employés de cette organisation ont établi une quarantaine draconienne. Si surprenant que cela puisse paraître les organes de la sécurité de l’état se sont avérés plus forts que les forces maléfiques de la nature. Cela donne à réfléchir… ».
En effet cela donne à réfléchir. Comment ne pas penser aussitôt à la Chine, berceau de la COVID, qui a stoppé l’épidémie plus vite et plus radicalement que nos démocraties ? Comment ne pas voir surgir – comme une pensée dérangeante – la question de l’efficacité du totalitarisme face aux menaces extérieures, fussent-elles sanitaires ? « Tracer, tester, isoler » nous disent les spécialistes en infectiologie. Qui, mieux que le NKVD, pour appliquer à la lettre ce programme puisque c’est de toutes façons ce que ses agents font du matin au soir dans l’URSS de Staline ? Dès les premiers malades, leurs déplacements préalables sont auscultés au millimètre, les cas contacts identifiés et arrêtés, la quarantaine féroce établie. La similitude avec les arrestations politiques est telle que la plupart des suspects de contagion sont persuadés, dès que les agents frappent à leur porte, qu’ils ont été dénoncés (de quoi ?) à la police d’état et qu’on vient les rafler pour « trahison ». L’un d’entre eux va jusqu’à se suicider avant d’ouvrir.
Ludmila Oulitskaïa ouvre la question vertigineuse du Mal en pays totalitaire : l’ennemi – la Peste – est-il extérieur (Yersinia Pestis) ou intérieur (NKVD) ? On a souvent utilisé la métaphore de Peste Brune pour désigner les Nazis ou les fascistes en général. La peste la plus terrifiante dans la novella est le pouvoir stalinien qui règne sans partage et sans remède dans les têtes des gens autant que dans la gestion du pays – la Peste Rouge en quelque sorte – clin d’œil au Masque de La Mort Rouge d’Edgar Poe. Ce récit-roman aurait pu s’intituler « la peste au temps de la peste » (ce titre a d’ailleurs été envisagé par l’éditeur semble-t-il).
Un mot d’un personnage pourrait servir de résumé et de clé à ce livre :
« – C’était la peste, Dina. C’était juste la peste !
– Ce n’était que ça ? »
Léon-Marc Levy
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