Cavalerie rouge, Isaac Babel (par Léon-Marc Levy)
Cavalerie rouge, Isaac Babel, février 2019, trad. russe Maurice Parijanine, 224 pages, 9,50 €
Edition: Gallimard
La prose incandescente de Babel introduit sa braise jusqu’au fond de l’âme. Nouvelliste fabuleux – on connaît ses contes d’Odessa – Babel reste nouvelliste dans ce qui ici se présente comme un roman. Le narrateur en effet est toujours le même personnage (largement autobiographique) et le « roman » raconte des épisodes de la guerre révolutionnaire qui conduisit les régiments de partisans au front, pour la défense de la jeune patrie socialiste, sous le commandement de Boudienny, contre les assauts des Blancs, les contre-révolutionnaires.
C’est donc du cœur de l’Armée Rouge que le soldat Babel nous raconte ces récits de guerre. Ce sont de véritables nouvelles, comportant chacune un thème, une histoire, une fin. Le narrateur se fait l’écho d’une Russie en pleine révolution. Pas seulement la révolution que l’Histoire nous rapporte, celle d’Octobre 1917, mais la révolution qui bouleverse les hommes et les femmes de Russie, change leur vision du monde, efface radicalement la faiblesse et l’asservissement pour laisser place à un homme nouveau, avec ce que ça induit de bien et de mal, de progrès et de régression, de Diable et de Bon Dieu.
Une armée en marche, en pleine guerre civile, n’est pas un dîner de gala. Ça n’est pas non plus toujours une vallée de sang et de larmes. Babel nourrit la suite de ses « nouvelles » (plutôt que chapitres) de moments de terreur et de moments de grâce, de violence de fer et de feu, et d’élévation spirituelle. Les personnages rencontrés sont l’objet, le sujet même de la Révolution. En eux, les colères, en eux la brutalité, en eux les regrets et les souvenirs des êtres aimés, en eux enfin l’aspiration religieuse. On est en Russie, dans la toute jeune république des soviets, et les Juifs – même rouges – sont très juifs sous la plume d’Isaac Babel. Les Chrétiens sont très chrétiens. Synagogues et églises jalonnent la marche de la troupe. Babel sait l’âme des Russes, leur religiosité, jusqu’à leur superstition. Ces étapes mystiques sont comme la scansion obligée du mouvement de l’homme nouveau confronté à l’ancien qui perdure.
« Les veilles de Sabbat, je suis accablé de la pesante mélancolie des souvenirs. Au temps jadis, en ces soirs-là, grand-père caressait de sa barbe jaune les tomes de l’Ibn-Ezra. Ma grand-mère, ceinte de la coiffe de dentelle, scrutait le sort, de ses doigts noueux, au-dessus de la chandelle sabbatique et sanglotait délicieusement. Mon cœur d’enfant se trouvait ballotté, en ces soirées, comme un esquif sur des vagues ensorcelées. Ô Talmuds consumés de ma prime jeunesse ! Ô profonde tristesse des souvenirs ! ».
Babel sait que le repli naturel de l’homme soumis au fer et au feu est caché dans des élans de spiritualité irrépressibles, surtout quand il s’agit d’un peuple dont la culture et l’histoire sont imprégnés de cette spiritualité. Si les batailles sont « à hauteur d’homme », les pauses silencieuses et étranges sont verticales, tendues vers le ciel, vers des visions bibliques dont l’imagerie frise souvent, sous la plume de Babel, l’irruption du fantastique.
« Dans le creux qui s’est ouvert, dans une niche, sur un fond de ciel sillonné de nuées, courait un petit corps barbu, en manteau polonais jaune orangé, un être aux pieds nus, à la bouche déchirée et sanglante. Un cri rauque nous déchirait les oreilles. Nous reculions interdits devant la face épouvantable, l’horreur nous gagnait et tâtait nos cœurs de ses doigts mortels. L’homme au manteau orangé était poursuivi par la haine, atteint par ses persécuteurs. Il tendait le bras pour repousser le coup qu’on lui portait et de sa main le sang a coulé en flot de pourpre. Le petit Cosaque qui se tenait à côté de moi a poussé un cri et, courbé, a pris la fuite, assurément sans aucune raison, car la statue, dans la niche, n’était que celle de Jésus-Christ, une des représentations les plus extraordinaires du dieu que j’aie jamais vues ».
La violence, la haine, la mort scandent la vie du bataillon mais ne vident pas les cœurs et les âmes. Isaac Babel entonne un cantique à la puissance humaine, capable de tout surmonter même l’enfer des champs de bataille. La force de l’âme est immortelle et l’Armée Rouge porte en elle – à travers ses enfants – l’âme immémoriale de la Russie. Chrétienne, juive, aspirée et tenue par les puissances spirituelles, elle irrigue chaque ligne de ce récit, en inonde le récit et le fait vibrer d’une prière ardente à la vie, à l’héroïsme du peuple, à la mort.
Cavalerie Rouge est un grand livre, superbement traduit par Maurice Parijanine, et Isaac Babel, sans aucun doute, un des plus grands écrivains russes.
Léon-Marc Levy
Isaac Babel est un écrivain soviétique, né à Odessa, dans l’Empire russe, le 30 juin 1894, fusillé le 27 janvier 1940 à Moscou.
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