Camille et Paul Claudel, Lignes de partage, Marie-Victoire Nantet (par Patrick Devaux)
Camille et Paul Claudel, Lignes de partage, Marie-Victoire Nantet, décembre 2020, 240 pages, 19 €
Edition: Gallimard
Toucher au génie c’est toucher au mystère et c’est bien ce que révèle le livre de Marie-Victoire Nantet qui, d’emblée, unifie la sœur et le frère Claudel à travers le portrait de Paul sculpté par Camille, alors la toute jeune sculptrice de 16 ans.
Les interrogations a posteriori d’un art construit à un moment précis semblent en jeu à vouloir cerner au mieux la relation sœur-frère : « Aussi s’est-on demandé lequel des visages s’offre au regard, celui d’un enfant encore, ou celui d’un adulte déjà ? / …/ Le Jeune Romain transcende toutes les réponses, sa jeunesse est sans âge et sans défaut ».
L’approche est fouillée et on apprend ainsi beaucoup de l’évolution de Paul Claudel et de ses premiers contacts avec la littérature, les Belges Maurice Maeterlinck et Albert Mockel enthousiasmant son génie symboliste par leurs paroles. Le frère et la sœur fréquentent alors les mêmes milieux, le rôle des critiques, tel à l’époque Mirbeau, se faisant essentiel pour révéler les deux génies de concert, mais avec les a priori de l’époque :
« Sais-tu bien que nous voilà en présence de quelque chose d’unique, une révolte de la nature : la femme de génie ? dit-il à son double Kariste, face aux œuvres nouvelles que l’artiste expose au Salon », et Paul répond : « Je vous suis reconnaissant plus encore pour ma sœur que pour moi ».
La vie de la fratrie est ainsi reconstituée à partir des œuvres et des échanges de courrier.
En parlant de l’enfance, l’auteur ajoutera pour Camille : « Rien n’est dit ou presque de ce qu’elle a vécu, ressenti, pensé autrefois à la maison ou au cours de ses promenades. Ce qui l’a émue et inspirée s’imprime dans la glaise, médium silencieux », et pour son frère : « A l’inverse, l’instrument du poète est la langue, notre bien commun ».
Bien sûr, l’auteur a le droit d’être également dans la déduction personnelle : « L’artiste à l’épiderme ultrasensible a toujours fui la proximité. Ne me touchez pas ! Noli me tangere ! L’impératif serait-il un des ressorts de cet amour de loin magnifié par l’auteur du Soulier de satin ? ». Le poète certes « parle à la place de tout ce qui se tait », mais ne peut-on pas dire la même chose de la brillante Camille ?
Le frère et la sœur ont vécu 24 ans ensemble. Ensuite c’est sans doute Rodin qui change la donne. C’est alors une autre Camille qui s’affirme. Et un autre frère qui réagit ou pas.
On comprend, avec l’œuvre, d’une certaine façon en tout cas, la force de Camille qui, « réussissant à entraîner toute la famille à Paris », veut faire de la sculpture. Il est précisé qu’à 14 ans Paul a subi la décision.
Cet essai appréhende également leurs solitudes respectives : « Sa solitude se mesure aux combats qu’elle doit mener pour s’imposer aux modèles et aux ouvriers. Depuis 1884, Camille vit et travaille dans l’orbite de Rodin. Les difficultés s’aplanissent au détriment du temps consacré à son œuvre. Quand elle se sépare du maître vers 1892-1893, vivre seule est la condition de son retour à une inspiration plus personnelle ».
On retrouve souvent une Camille mieux dans sa peau que le frère : « Réunis en août 1888 à Villeneuve le temps d’une noce, Camille et Paul se trouvent aux antipodes. L’une est bien dans son corps et consciente de son pouvoir de séduction, l’autre est empoté, redoute la foule et ne sait pas danser. L’une a un amant, l’autre n’a pas d’amie. L’une est une artiste déjà reconnue, l’autre un écrivain in spe ». Très tôt leurs chemins vont être divergents, complexes avec des frustrations respectives, Camille ne pouvant s’inscrire à l’Ecole des beaux-arts, Paul coincé quelque part dans son double statut poétique et diplomatique dénoncé par les propos de Jules Renard, la sculptrice faisant le choix inverse d’une préoccupation totale pour son art.
On connaît bien les rouages de vie qui vont bouleverser les éléments : la foi subite et indéfectible de l’un et la descente aux enfers de l’autre après sa passion et rupture avec Rodin, Paul faisant alors « résistance contre la folie qui gagne », avec un essai de 1905 consacré à sa sœur.
Il y a parfois d’étonnants rappels de références, comme ce rapport de l’inspection des Beaux-Arts :
« A l’époque la nudité qu’on accepte d’une conception mythologique choque pour un sujet moderne. Dans son rapport de 1892, l’inspecteur des Beaux-Arts Armand Dayot note que l’œuvre ne peut être présentée au public en raison du “rapprochement des deux sexes/…/rendu avec une surprenante sensualité”. Sur son conseil, Camille drape sa danseuse, ceci mis en parallèle avec l’acte II de Partage de Midi :
“Ô je n’en puis plus, et c’en est trop, et il ne fallait pas que je te rencontre ; et que tu m’aimes donc, et tu es à moi, et mon pauvre cœur cède et crève” chuchote Mesa à Ysé au cours d’une scène brûlante où la parole se substitue à l’acte amoureux ».
Les comparaisons s’enchaînent ainsi avec force de détails suscitant divers parallèles entre les œuvres du frère et de la sœur, leur façon d’être, ce qui les rapproche et à travers eux l’évolution de leurs œuvres, avec, notamment, une brillante interprétation de l’Implorante, cette œuvre majeure de Camille.
Patrick Devaux
Marie-Victoire Nantet, universitaire, est comparatiste, auteur d’une série d’articles sur Camille Claudel, sur l’élaboration de son personnage à travers ses images de soi. Elle s’intéresse au regard de Paul sur sa sœur, aux récits de sa vie, aux fictions tirées de son œuvre. Elle est éditrice du Bulletin de la Société Paul Claudel et mandataire de l’œuvre de Paul Claudel.
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