C'est fort la France !, Paule Constant
C’est fort la France !, janvier 2013, 251 pages, 17,90 €
Ecrivain(s): Paule Constant Edition: Gallimard
Nul ne pouvant planer comme Dieu au-dessus des choses humaines afin d’en voir et d’en ressentir la totalité sans parti pris, difficile de conduire un récit sur ce sujet – la colonisation – sans angle mort pour ainsi dire. Mieux vaut commencer par assumer cela ; et c’est ce que fait explicitement Paule Constant. « Il n’y a pas de vérité mais des points de vue », dit la narratrice vers la fin du roman. Cette conviction d’une impossible objectivité génère, autant que le sujet de fond lui-même, C’est fort la France !
Revenant sur un précédent roman qu’elle a publié sur le même thème, la narratrice – appelée Brigitte une seule fois dans tout l’ouvrage – traite d’une période et d’un lieu circonscrits. C’est un roman expérimenté. Il focalise donc dans le temps et surtout dans l’espace – en l’occurrence un coin perdu du Cameroun colonial nommé Batouri – et confronte plusieurs vécus et donc des points de vue différents et même divergents sur ce dont il est question. C’est un roman dont la complexité est voilée par une narration agréable et aisée en apparence. Une fiction qui prend le masque d’un récit ; ou plutôt de plusieurs récits en confrontation plus ou moins douce afin de s’emboîter en une reconstitution la plus logique possible. Réussite.
Madame Dubois, veuve d’un Administrateur colonial, voit à la télévision, dans l’émission Apostrophes, une romancière qui parle de son premier roman. Celui-ci est situé dans un coin d’Afrique pendant la colonisation. Précisément dans la ville qu’administrait son mari et à une période où elle régentait, elle, la dérisoire vie mondaine locale. Elle reconnaît dans l’auteur la fille du médecin, lui écrit pour protester contre une vision injuste ou fausse des choses. La rencontre entre auteur et lectrice a lieu dans un appartement de la rue Oudinot à Paris – rue où se trouvait le ministère des Colonies. Le récit que nous lisons s’élabore au fil de cette rencontre, depuis cette adresse donc. Petite fille de six ans à Batouri, la romancière voyait les faits et les actes conformément à son âge et à sa situation de fille unique du médecin. Elle apporte à la longue conversation qu’elle a avec madame Dubois ses souvenirs innocents (son institutrice hypocondriaque, les autres enfants européens de la colonie, son chimpanzé aimé, ses effrois à l’idée d’attraper une de ces affreuses maladies tropicales…), mais aussi ceux (en les discutant volontiers) que ses parents, au fil du temps par la suite, lui ont transmis. De sorte que dans le modeste séjour de madame Dubois sont en conversation en réalité plus de gens que l’auteur et sa lectrice critique.
Madame Dubois, elle, a la cinquantaine au moment des faits. Quels faits justement ? Beaucoup de choses ! Ne simplifions pas la belle complexité romanesque en voulant résumer. Ce microcosme européen (et peu africain) au cœur de l’Afrique est rempli, hachuré, rongé par des faits et des sentiments intenses, pas du tout négligeables : des inimitiés, des détestations, des rivalités (entre les femmes), des trafics (de médicaments…), des parties de chasse aventureuses, des incompétences meurtrières, des assassinats même (deux, incontestables, et un très probable troisième), etc. Ajoutons à tout cela, la promiscuité entre vie humaine et vie animale, les efforts héroïques des humains pour conquérir de l’hygiène, un terrible environnement microbien, toutes sortes de maladies, des expérimentations de médicaments, des opérations « chirurgicales » sans anesthésie et sans stérilisateur dont la description ici est un véritable acte de mémoire généreux de la part de Paule Constant.
« Ce n’est qu’au fil du temps que j’ai pu recouper quelques éléments sur les heures, jour et nuit, où il démembrait les malades, je n’ai jamais osé l’interroger sur la façon dont on calmait la douleur. Ne disposant que de façon insuffisante de pénicilline, il est à parier qu’il ne devait pas avoir beaucoup de morphine non plus. Comment se réveillait après une anesthésie à l’éther un corps amputé ? Il y eut beaucoup de pertes, je n’en sais pas le pourcentage, 50 %, 70 %, plus ? ».
Au final, il y a une sorte de double réflexion sous forme de bilan discret dans ce roman. Au sujet de la colonisation et de l’art de la romancière (de son œuvre ?), d’un thème (traité dans plusieurs romans) et d’une écriture qui, encore une fois, se génèrent ici en quelque sorte réciproquement. L’Administrateur Dubois et son épouse sont les grands perdants de l’histoire. Lui meurt peu à peu si l’on ose dire d’une maladie que le médecin de la colonie – père de la narratrice – a détectée tôt mais s’est gardé de l’en informer ! En quittant Yvetot pour les colonies, madame Dubois a perdu littéralement sa place parmi les siens qui ont commencé par jalouser sa vie outre-mer qu’ils imaginaient faite d’étonnants avantages avant de la rejeter ouvertement. En Afrique, sa vive nostalgie de la France ne peut être partagée par ceux qui l’entourent, surtout pas par son domestique principal qui, faute de pouvoir imaginer la chose, ponctue les belles descriptions de vaches et de prés normands de sa patronne par cette exclamation malicieuse : « C’est fort la France ! ». Plus significatives encore dans le cadre de ce bilan disons thématique, ces retrouvailles de la narratrice avec un écrivain africain qui a été enfant avec elle à Batouri. Celui-ci est le fils du collègue africain de son père, médecin sénégalais muté loin de chez lui pour activisme. Ces retrouvailles ont lieu sur le plateau d’Apostrophesoù Moïse N’Diop – c’est le nom de cet auteur africain – vient présenter… son point de vue.
« Je n’avais même pas pensé que, comme moi, il grandirait un jour. Je l’avais gardé enfant dansOuregano où il écrivait avec une plume de fer sans porte-plume les phrases incohérentes que mon sentiment de la littérature m’obligeait à lui dicter ».
Ne nous dépêchons pas d’aller visionner dans les archives de l’INA cette fameuse émission d’Apostrophes. Aucun des invités ne s’appelle Moïse N’Diop. Tout est en effet sans cesse réel et imaginaire à la fois dans C’est fort la France ! Le roman, on l’a dit, revient sur un autre ouvrage du même auteur intitulé Ouregano ; il décortique, confronte les êtres et les choses de ce précédent roman avec ce qu’ils sont effectivement ou pas, analyse les mutations qu’opère l’écriture romanesque par rapport à la réalité… Madame Dubois, Batouri, Moïse N’Diop, la narratrice elle-même – cette Brigitte qui a écrit Ouregano –, tour à tour, ont existé (ou existent) mais ont aussi été imaginés ou recréés par… qui, en fait ?
« Peut-être madame Dubois s’était-elle trompée en se reconnaissant dans un personnage que j’avais imaginé et dont elle avait en me parlant donné chair. Madame Dubois d’Ouregano demandait depuis des années à s’incarner enfin dans la madame Dubois de Batouri ».
Concluons sans aucune transition en soulignant que le roman offre d’étonnantes pages qui sont comme des accélérations soudaines de férocité et d’extrême sensibilité mélangées quand il est question des mauvais traitements infligés aux animaux.
Théo Ananissoh
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