Bestiaires du Moyen Âge, Michel Pastoureau (par Didier Smal)
Bestiaires du Moyen Âge, novembre 2020, 336 pages, 13 €
Ecrivain(s): Michel Pastoureau Edition: Points
Publié pour la première fois en 2011, Bestiaires du Moyen Âge bénéficie d’une réédition en poche récente ; l’occasion est belle d’ouvrir à nouveau cet essai qui est avant tout un parcours dans l’imaginaire qui fonde la société occidentale. D’autant plus belle que cette édition de poche est imprimée sur un épais papier glacé et illustrée de nombreuses reproductions d’enluminures provenant de manuscrits précieux. En un sens, puisque mise en rapport entre le sens et l’image, entre ce qui est dit et ce qui est montré, cet ouvrage spécifique s’inscrit dans la logique de l’œuvre d’historien de Michel Pastoureau : étude de l’héraldique, étude des couleurs (à parfois décoder dans leur symbolique en rapport avec l’animal), Les Animaux célèbres, en 2001, un ouvrage sur l’ours, un autre sur le cochon – ça devait bien en arriver là un jour ou l’autre. D’autant que les études spécifiquement animalières de Pastoureau découlent à leur tour d’un intérêt relativement récent porté par les historiens à l’animal en tant que tel, et non pas en tant que simple adjuvant à l’Histoire – intérêt cristallisé par le médiéviste Robert Delort en 1984 avec Les Animaux ont une histoire.
Mais quelle est cette histoire, celle contenue dans les Bestiaires du Moyen Âge ? Est-ce celle de la science, celle de la zoologie ? Non, trois fois non, et Pastoureau met en garde contre le péché ultime lorsqu’on s’intéresse à l’Histoire : celui de l’anachronisme. On ne peut lire un bestiaire médiéval comme on lirait un ouvrage de zoologie, fût-il même signé Linné ou Lamarck. Les bestiaires du Moyen Âge, ce sont ces étranges « livres de bêtes, qui parlent des espèces animales non pas tant pour les décrire telles qu’elles sont, encore moins pour les étudier de manière savante, que pour en faire des supports de significations morales et religieuses ». En ce sens, ils sont le reflet d’une pensée médiévale analogique, basée sur la ressemblance, sur le sens transitant d’un objet à un autre parce qu’ils partagent un trait commun ; une pensée distinguant aussi le réel du vrai, le monde physique du monde métaphysique, la Terre et le Ciel. Cela s’observe par ailleurs dans les enluminures, qu’aujourd’hui on décrirait comme naïves, dépourvues de tout réalisme – alors que le réalisme est une convention parmi d’autres : elles montrent un désir, celui de donner une image du monde, plutôt qu’un fait exact. Enfin, si l’on admettait, erreur absurde, que ces bestiaires contiendraient un quelconque savoir scientifique sur les animaux, si on l’y cherchait, en vain, pour se gausser de la science médiévale, on commettrait un péché d’orgueil au regard des générations à venir : il est certain que l’état actuel de nos connaissances zoologiques feront un jour sourire des savants capables de décrypter le chant des baleines (« Attention les filles, il y a des cons de plongeurs qui nous enregistrent, rien de confidentiel ne doit filtrer ») ou la danse des abeilles (« Gaffe tout le monde, revoilà le mec en blanc qui fauche tout le miel ! »).
Ces précautions prises, c’est à un voyage magnifique qu’invite Pastoureau : un voyage au travers de notre imaginaire, de ce qui nous fonde – une fois de plus – et qui transparaît toujours dans des fables, des contes, une quelconque sagesse populaire – des langages aujourd’hui réduits à des objets d’étude, sans nulle préoccupation pour leur sens humain. Un voyage symbolique, à vrai dire, c’est-à-dire un voyage parmi des contrées où le désir est l’union, l’union spirituelle autour de représentations – ici, animales. L’erreur n’est pas de ce voyage, l’erreur scientifique donc (croyait-on vraiment au Moyen Âge que la belette enfantait par l’oreille ? ce serait douteux ; cette façon de procréer correspondait-elle à une nécessité symbolique ? oui, probablement) ; une vérité est par contre sa compagne, son viatique. Cette vérité, c’est la « senefiance » – il est remarquable que Pastoureau emploie sans cesse ce mot médiéval plutôt qu’une translation en français moderne, comme pour bien marquer le fait qu’il s’agit d’une notion propre au Moyen Âge, depuis perdue. Cette « senefiance » accordée aux animaux, tant dans le texte que dans l’image des bestiaires, c’est une traduction du monde, une vision du monde à la fois plus proche de la nature (on donne du sens à ce dont on est proche – y compris pour des animaux exotiques présents dans les ménageries royales, parfois promenés sur les routes) et à la recherche d’une élévation spirituelle absolue – car tout comme il est impossible de comprendre l’art médiéval sans le considérer comme au service de Dieu, il est illusoire de lire un bestiaire hors représentation religieuse. Un exemple ? La cigogne, modèle de vertu, dont le plumage bichrome, blanc en haut, noir en bas, la fait ressembler à « Notre Seigneur Jésus-Christ qui a montré aux anges sa nature divine et aux hommes sa condition humaine ». Tant le physique que le comportement de chaque animal font ainsi l’objet de commentaires destinés à créer des analogies avec l’être humain dans son rapport au divin – et donc à lui-même.
Ce voyage, passionnant mais aussi réflexif (parfois on en vient à regretter cet esprit médiéval symbolique – tout en constatant que l’éthologie a confirmé bien des observations, en particulier celles relatives au corbeau et son intelligence), Pastoureau l’a organisé en respectant la classification animale médiévale (l’abeille et la fourmi, deux modèles de vertu, font ainsi partie des « vers ») et en incluant des bêtes merveilleuses (sirène, griffon, dragon, manticore, licorne, etc.) ou voulues telles (ainsi du caméléon, supposément né de l’accouplement monstrueux d’un chameau et d’une lionne, parfois tout petit, parfois de la taille de son père), ce qui permet au lecteur de rentrer plus aisément dans ces Bestiaires du Moyen Âge, d’en comprendre un peu mieux l’esprit par l’organisation. De même, Pastoureau cite de nombreux auteurs et manuscrits, pointant leurs incohérences voire leurs déformations éhontées de la réalité (en particulier un certain Jean de Mandeville, qui prétendit avoir voyagé en Asie entre 1322 et 1350 mais resta plus probablement entre l’Angleterre et Liège), mais toujours avec une forme d’affection pour ce qui aujourd’hui scandaliserait au nom du « vrai » mais était à l’époque le reflet d’un désir : celui de dire un monde terrestre où l’Homme devait trouver la voie du Ciel, quitte à prendre modèle, même si répulsif, sur des comportements animaux.
Quand on sait, hors toute notion d’anthropomorphisme, cette accusation facile à la mode, que les chimpanzés sont capables d’une compassion désintéressée absolue, que les fous du Cap et les dauphins peuvent collaborer d’une façon aussi équitable qu’efficace, que les loups peuvent adopter un comportement moral, que les corbeaux peuvent transmettre un savoir appris (une culture corbeau ? oui, et après ?), on en vient à se dire que les Bestiaires médiévaux décrits par Pastoureau avec intelligence, c’est-à-dire dans un langage clair et intelligible par tous, évoquent au fond une vérité bonne à redire : nous sommes des animaux parmi d’autres, peut-être bien élus par Dieu. Et tant pis pour les adeptes d’une forme de réalité, celle, triste, d’une humanité coupée de tout lien magique à l’animal.
Didier Smal
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