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Bertrand Russell, penser avec et au-delà des mathématiques Épisode 2 : De l’amour des mathématiques à La conquête du bonheur

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino le 07.10.15 dans La Une CED, Les Chroniques

Bertrand Russell, penser avec et au-delà des mathématiques Épisode 2 : De l’amour des mathématiques à La conquête du bonheur

 

Dans la très abondante bibliographie de Russell, des ouvrages probablement jugés mineurs par certains universitaires apparaissent rarement. Ce ne sont ni des traités de mathématiques ni des essais de philosophie analytique. Parce qu’ils semblent impossibles à classer, ces textes sont repoussés comme des divagations dans une carrière sérieuse. Tel est le cas de La Conquête du bonheur que Russell publie en 1930 lorsqu’il a 50 ans. C’est dans ce livre aux accents parfois autobiographiques qu’il raconte brièvement comment les mathématiques l’ont sauvé du suicide. Dans ce bref traité se révèle un philosophe original et attachant comme savaient l’être de grandes figures de l’Antiquité, au premier rang desquelles Socrate. Mais Russell est un penseur de son temps ; scrutant les mutations politiques, économiques et sociales résultant du triomphe de l’âge industriel, il propose une philosophie du bonheur adaptée à une époque où le mécanisme a libéré les hommes des travaux les plus pénibles mais aussi engendré des maux inattendus.

Malgré cette nouvelle donne, Russell refuse le pessimisme. Il se détourne aussi du fatalisme lié à l’espoir de la béatitude dans l’au-delà promise par la religion. Mais à l’instar des sages de l’Antiquité, il estime que le bonheur est accessible « grâce à un effort bien dirigé » (1). À la manière des manuels – d’Épictète –, lettres – à Ménécée ou Lucilius – et autres traités d’éthique – à Nicomaque –, il puise dans son expérience et sa culture pour encourager ses lecteurs à ne pas se laisser aller à une tentation paradoxale mais facile : celle du malheur.

Cette philosophie pratique s’appuie sur le constat que le bonheur n’est pas, « excepté dans des cas très rares, une chose qui tombe dans la bouche comme un fruit mûr » (2). Il est à conquérir. Les deux parties principales du livre constituent le plan de bataille de cette conquête : primo, identifier les causes de malheur pour les écarter, tant que faire se peut, de notre vie ; secundo, concentrer ses efforts sur tout ce qui est favorable à notre épanouissement.

Ainsi, dans les neuf premiers chapitres, Russell débusque les principales causes de malheur. Celles-ci relèvent à la fois d’une tradition (le mal byronien), de la psychologie (le sentiment de culpabilité) et de l’organisation sociale (l’esprit de compétition). Ennui et agitation, fatigue, envie et peur de l’opinion qui en résultent sont autant d’entraves au bonheur.

Mais n’étant pas un rêveur naïvement optimiste, Russell reconnaît des circonstances où la volonté personnelle ne suffit pas à être heureux. Lorsqu’on a été victime d’une éducation dominée par la violence physique ou psychologique (et la morale puritaine dominante à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est une forme de violence), lorsque le pays est en guerre, lorsque l’on ne dispose pas de revenus suffisants pour vivre selon le niveau moyen et enfin lorsque disparaissent nos enfants, être heureux devient difficile, voire impossible.

Cependant, dans les années 1920 où a été mûri le livre, ces causes objectives frappent moins souvent les Européens contrairement à des causes plus insidieuses dont ils sont, à leur insu, les auteurs. En effet, par conformisme, par manque de volonté ou de confiance en soi, la plupart des hommes se laissent aller à des actes et des pensées qui, au lieu de les libérer de leurs peines, les y enfoncent.

Ainsi en va-t-il des scrupules moraux et religieux qui transforment, dans l’esprit de celui qui n’a pas su s’en défaire, tout plaisir en péché et le font vivre dans un perpétuel sentiment de culpabilité. Dans un autre genre, l’homme d’affaires obsédé par l’accroissement de sa fortune sans prendre le temps d’en profiter est tout aussi malheureux. Peur de l’opinion publique, du qu’en-dira-t-on qui contraint à renoncer à ses aspirations profondes, fatigue liée à une mauvaise hygiène de vie : chacun pourrait franchir ces obstacles s’il fournissait l’effort nécessaire pour apprendre à se connaître soi-même ainsi que le monde.

Les narcissiques, les mégalomanes mais aussi les anxieux et pire, les défaitistes, ne peuvent être heureux s’ils ne se changent pas d’abord eux-mêmes.

Les huit chapitres constituant la seconde partie du livre proposent donc de construire son bonheur en adoptant un point de vue plus objectif sur les principales composantes de notre vie quotidienne. L’affection, la famille, le travail, les intérêts personnels offrent des raisons d’éprouver la joie de vivre.

Car comme Spinoza qu’il a beaucoup lu et qu’il admire, Russell n’est pas le chantre d’un bonheur éthéré. D’ailleurs, contrairement à la méthode habituelle qui consiste à démarrer toute réflexion philosophique par une analyse approfondie du concept, Russell ne définit pas le mot bonheur ; il le met en situation. Comment et pourquoi définir abstraitement ce qui relève d’une expérience aussi intime et en même temps universelle ? Ici, pas de termes abscons pour des visées idéales. En évoquant la joie, Russell rend compte de la réalité vivante, palpitante et palpable car éprouver régulièrement ce sentiment, n’est-ce pas se sentir heureux ?

C’est pourquoi Russell ne propose pas, comme le faisaient épicuriens ou stoïciens, des recettes précises à appliquer mais décrit deux voies générales. Selon notre personnalité, le bonheur peut prendre une forme « raffinée », « spirituelle » et « intellectuelle » (3). Ainsi, l’art, la recherche scientifique et la création en général rendent-ils heureux. Et Russell de se référer à de nombreux exemples puisés dans l’histoire. Mais d’autres préfèreront une forme de bonheur « simple », « animale » et « émotionnelle », comme son jardinier, vieil homme illettré qui trouve son bonheur à protéger ses cultures en chassant les lapins !

Ces anecdotes en apparence futiles peuvent prêter à sourire et tant mieux, le sourire est aussi une marque de joie. Tant mieux car là réside le talent « littéraire » du philosophe, rendre plaisant à lire ce qui, sous d’autres plumes, serait un pensum. Ces pages sont celles d’un ami qui, confortablement installé à vos côtés, vous prodigue consolation et vous insuffle l’enthousiasme sans se départir d’un humour so british. Il vous encourage et vous apprend à vous fier à votre bon sens, quitte à paraître excentrique. Assumer ses goûts, ses faiblesses bien naturelles et ne vouloir que le bien de ses semblables, voilà le secret du bonheur lorsque la société garantit la paix et un niveau de vie décent et quand la chance protège de la maladie et du deuil.

Mais cet ami ne vous isole pas du monde car rien ne semble moins étranger à ses conseils que la fameuse devise « pour vivre heureux, vivons cachés ». Non, sa réflexion ouvre au monde. Elle prend en compte la politique déterminante pour la paix et la liberté mais aussi l’économie, l’éducation, la morale.

Russell n’est pas seulement un érudit, il est un grand voyageur qui a observé. Ainsi, il aime à comparer le communisme de la jeune URSS, le libéralisme des États-Unis et la montée en puissance de la Chine et du Japon sans être attiré exclusivement par aucun des modèles que les uns et les autres proposent. Tout dogmatisme représente un danger pour la liberté. Or, sans liberté, aucun bonheur n’est possible.

La Conquête du bonheur propose donc une « éthique rationnelle » (4) fondée sur la connaissance du monde et des hommes. Russell y est sociologue, psychologue et moraliste sans jamais être moralisateur (5).

Mais que reste-t-il, dans ces pages, du mathématicien mis à part des souvenirs ? On pourrait conclure hâtivement à une rupture dans son œuvre qui se composerait de deux parties hétérogènes : les mathématiques d’une part, la philosophie pratique de l’autre. Les deux seraient-elles incompatibles ou bien la pensée de Russell ne peut-elle bien se comprendre que dans leur intrication profonde ?

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

(1) La Conquête du bonheur, Avant-propos, Petite bibliothèque Payot, 2001

(2) La Conquête du bonheur, p.211.

(3) La Conquête du bonheur, p.131-132

(4) La Conquête du bonheur, p.92

(5) Voir aussi http://leventphilosophe.blogspot.fr/2015/04/la-conquete-du-bonheur-de-bertrand.html

 

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr