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Bertrand Russell, penser avec et au-delà des mathématiques Épisode 1 : Du mathématicien au prix Nobel de littérature

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino le 03.09.15 dans La Une CED, Les Chroniques

Bertrand Russell, penser avec et au-delà des mathématiques Épisode 1 : Du mathématicien au prix Nobel de littérature

 

En 1950, le Prix Nobel de littérature est attribué au mathématicien et philosophe britannique Bertrand Russell. Ses 78 ans l’ont écarté de la médaille Fields décernée depuis 1924 à de jeunes chercheurs en mathématiques et la philosophie ne fait quant à elle l’objet d’aucune distinction particulière.

Est-ce donc comme pis-aller que le penseur se voit remettre le Nobel ? Il est certain que son œuvre n’a rien de commun avec celle de ses compatriotes déjà récompensés, parmi lesquels Rudyard Kipling ou George Bernard Shaw. C’est pourquoi Russell confie, dans son Autobiographie, la surprise qui fut la sienne : « Quand je dus me rendre à Stockholm, à la fin de 1950, afin d’y recevoir le prix Nobel – de littérature, ce qui m’étonna, pour mon livre Mariage et Morale – je n’étais pas sans appréhension car je me rappelais que trois cents ans auparavant, presque jour pour jour, Descartes avait été invité en Scandinavie par la reine Christine en hiver et qu’il y était mort à cause du froid » (1).

Plus résistant que le père de la philosophie moderne, Russell a encore vingt ans à vivre mais la référence au penseur français n’est peut-être pas anodine. En effet les futurs philosophes Russell et Descartes entretiennent dans leur jeunesse une relation avec les mathématiques pour le moins originale, puisant en elles distraction et consolation. Leur passion pour cette discipline est l’échappatoire à leur ennui et même dans le cas de Russell au désespoir, « Adolescent, j’ai haï la vie et j’étais continuellement sur le point de me suicider, ce dont j’étais empêché par mon désir de me perfectionner en mathématiques » (2), aime-t-il à rappeler comme on rappelle avec gratitude une dette.

En 1900, il a 28 ans et rencontre le logicien et mathématicien italien Peano durant un congrès des mathématiques à Paris. De retour, il rédige une partie des Principes des mathématiques. Ces quelques mois vécus intensément au cœur de cet univers d’abstraction l’amènent à élire, dans ses mémoires, cette année comme « un tournant dans ma vie intellectuelle » (3). La littérature semble alors bien éloignée de ses préoccupations, son souci de logique constituant même une objection contre toute philosophie qui s’en rapprocherait.

Voilà pourquoi Russell témoigne peu d’estime à un philosophe l’ayant précédé dans l’obtention du Nobel de littérature, le français Henri Bergson. Il constate par exemple sans concession que le livre de ce dernier, L’Évolution créatrice, « n’est pas meilleur que les précédents » car il n’y a pas « depuis le commencement jusqu’à la fin, un seul raisonnement (…) il ne contient qu’une peinture poétique qui fait appel à l’imagination » (4). Bref, la philosophie de Bergson, où la rhétorique l’emporterait sur la cohérence, et le lyrisme sur le souci de vérité, est bien digne d’une distinction littéraire mais sûrement pas de reconnaissance philosophique. Elle est une création plus esthétique que logique, aux antipodes de la pratique argumentative de Russell. On comprend alors la surprise de ce dernier à l’annonce de son Nobel de littérature.

Pourtant, la littérature c’est d’abord étymologiquement l’écriture. Or, écrire n’implique pas de tout sacrifier à l’imaginaire et n’exclut pas de raisonner. C’est sans doute pourquoi Russell projette de s’y adonner, déjà du temps où il mène ses recherches en mathématiques. En effet, jeune marié de 23 ans encore étudiant à Cambridge, il prend cette résolution « de ne pas adopter de profession et de consacrer ma vie à écrire (…) J’envisageais, d’une part, une série d’ouvrages sur la philosophie des sciences depuis les mathématiques pures jusqu’à la physiologie et, d’autre part, une série consacrée aux questions sociales. Les deux séries devaient finalement se rejoindre dans une synthèse à la fois théorique et pratique » (5).

Sans constituer un plan de travail définitivement arrêté, le projet indique néanmoins la dimension tentaculaire de l’œuvre russellienne qui prendra la forme de cours et de conférences, d’entretiens radiophoniques et télévisés et, évidemment, de livres. L’écriture, et par conséquent la littérature au sens le plus large du terme, permet à Russell de mener la quête qui l’anime depuis son enfance : la recherche de vérité.

C’est pourquoi ce lauréat du Nobel est félicité en ces termes par le lauréat de 1948, son compatriote le poète, dramaturge et critique littéraire T.S Eliot : « C’est un hommage mérité, bien que tardif, rendu à l’auteur de La Philosophie de Leibniz, des Principia et des autres ouvrages dont je me suis nourri il y a trente cinq ans. Et aussi à l’auteur des conférences Reith, et à l’un des rares prosateurs vivants qui soient capables d’écrire en anglais » (6).

Il est à noter qu’Eliot reconnaît en Russell l’historien de la philosophie et le mathématicien autant que l’écrivain à proprement parler, écrivain populaire en Grande-Bretagne entre autres grâce à une émission créée par la BBC en 1948, The Reith lectures, dont Russell inaugure la première série de six conférences en proposant une réflexion sur l’ordre et l’autorité (7). En rendant hommage au prosateur, Eliot souligne aussi le style de Russell, toujours clair et direct, parfois ironique et même humoristique, libéré de la lourdeur de celui des philosophes classiques français ou allemands tout en évitant l’écueil de la parole métaphorique. Enfin, lectures scientifiques et observations de terrain abondent tout comme références littéraires et artistiques sous la plume de cet être étrange pour notre système culturel qui aime départager sans concession les domaines de l’esprit, l’homme de lettres-philosophe-mathématicien Russell.

Alors peu importe, finalement, que ce soit le Nobel de littérature que ce dernier reçoive. Dans l’ordre des catégories possibles, c’est, sinon la plus adéquate à son œuvre, du moins la plus à la hauteur de sa réussite à interroger le monde contemporain sur ses contradictions et proposer des voies pour progresser. Car le Nobel récompense, quelle que soit la catégorie concernée, « toute personne ayant grandement participé à l’amélioration de l’humanité » (8).

Mais cette étrangeté, un homme de lettres-philosophe-mathématicien, explique peut-être que jusqu’au début des années 2000, Russell reste peu connu, pour ne pas dire inconnu, du public français, et si les étudiants en philosophie le côtoient fréquemment dans les cours d’épistémologie, c’est rarement dans ceux de politique ou de morale. Cette méconnaissance commence pourtant à reculer. Le nom de Bertrand Russell est depuis 2003 inscrit dans la liste des auteurs du programme de philosophie de Terminale. D’autre part, les Éditions des Belles Lettres ont publié ces dernières années des ouvrages restés ou devenus introuvables en traduction. Enfin, les travaux de Denis Vernant contribuent à approfondir l’étude traditionnelle du Russell logicien tout en mettant en exergue le « mystique ».

Or, ce mot inattendu contribue à désorienter un peu plus notre sens des classifications faciles. La logique en quête de laquelle Russell, de son propre aveu, a failli laissé sa vie par épuisement moral, est-elle compatible avec le mysticisme ? Et en quoi celui-ci peut-il bien consister de la part d’un philosophe pourfendeur des croyances, en particulier d’origine religieuse ? Parcourir ces questions, c’est s’interroger sur ce que le terme de « philosophie » signifie pour Russell et ainsi dresser le portrait du philosophe qu’il est.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

(1) Autobiographie, tome 2, p.658, Les Belles Lettres 2012

(2) La Conquête du bonheur, p.16

(3) Autobiographie, tome 1, p.185, Les Belles Lettres 2012

(4) Essais sceptiques, p.73

(5) Autobiographie, tome 1, p.158, Les Belles Lettres 2012

(6) Autobiographie, tome 2, p.688, Les Belles Lettres 2012

(7) L’autorité et l’individu, Presses Universitaires de Laval, 2005

(8) http://stockholm.fr/le-prix-nobel/

 

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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr