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Au pays des choses dernières, Paul Auster (par François Baillon)

Ecrit par François Baillon 21.08.23 dans La Une Livres, Actes Sud, Les Livres, Critiques

Au pays des choses dernières, Paul Auster, Actes Sud/Babel, trad. anglais (USA), Patrick Ferragut, 272 pages, 7,70 €

Ecrivain(s): Paul Auster

Au pays des choses dernières, Paul Auster (par François Baillon)

 

Ne serions-nous pas tombés au sein d’un purgatoire ? Ce lieu de transition, où l’enveloppe corporelle a cessé d’avoir son importance – tout comme, dans ce « pays des choses dernières », les objets et les corps disparaissent progressivement, ne peuvent répondre du même statut qu’ils avaient dans une vie passée, une vie qui semble définitivement éloignée et irrécupérable. Nous sommes ici dans un lieu dont l’évolution, au regard de l’état de décrépitude et d’effondrement physique et psychique qui le caractérise, est sans doute irrémédiable ; pourtant, une forme d’espoir latente, persistante, nous pousse à entrevoir une lumière presque biblique quant à l’issue de l’aventure d’Anna Blume.

L’héroïne, qui a dix-neuf ans au début de son voyage, s’inquiète de la disparition de son frère William, qui n’a pas donné de nouvelles depuis un an. Elle décide de se rendre elle-même dans la ville où William avait pour mission de faire un reportage – une ville dont on ne saura pas le nom, incluse dans un pays tout aussi innommé. Anna Blume pénètre alors dans un monde qui risque de devenir le sien à tout jamais – suivant le spectacle terrifiant qu’il offre.

Un monde de purgatoire, donc (« Les choses tombent en morceaux et s’évanouissent alors que rien de neuf n’est créé », p.16), où les enfants n’existent pas (« Durant toutes les années que j’ai passées ici, je ne peux pas me rappeler avoir vu un seul nouveau-né », p.16), où les habitants, une fois disparus, ne reparaissent jamais plus : « Et pourtant il y a toujours de nouveaux arrivants pour remplacer les disparus », (p.16). Dans ce monde des finitudes, les souffrances sont telles que des communautés se forment avec pour objectif d’obtenir, à coups d’entraînements intensifs, une mort assurée et choisie. Le langage lui-même semble se fondre progressivement dans l’effacement, à l’image de coulures colorées de peinture glissant vers le bas, sur une surface où ne restera bientôt que le blanc : « Les mots ont tendance à durer un peu plus que les choses, mais ils finissent aussi par s’évanouir en même temps que les images qu’ils évoquaient jadis. (…) petit à petit, les mots deviennent uniquement des sons, une distribution aléatoire de palatales et de fricatives, une tempête de phonèmes qui tourbillonnent, jusqu’à ce qu’enfin le tout s’effondre en charabia. Le mot “pot de fleurs” n’aura pas plus de sens pour toi que le mot “splandigo” » (p.123/124).

Au sein de ce lieu exceptionnel par son fonctionnement et dangereusement cloisonné, Anna Blume va connaître de nombreux déboires, tout en réussissant à gagner sa vie. Mais elle connaîtra aussi l’amitié d’Isabelle, ainsi que l’amour avec Sam : « Ces jours-là ont été pour moi les meilleurs. Pas seulement ici, vois-tu, mais n’importe où – les meilleurs jours de ma vie. C’est curieux que j’aie pu être si heureuse pendant cette époque terrible, mais vivre avec Sam changeait tout » (p.147). À travers la relation amoureuse d’Anna et de Sam, à travers la force que chacun trouve en l’autre, le roman aborde le phénomène de création, intellectuelle et artistique, comme un des moyens ultimes de « se sauver », au moins spirituellement, un moyen de s’élever pour mieux respirer, et ce constat s’avère d’autant plus prégnant dans un espace où les efforts les plus déterminés semblent n’avoir plus aucun sens. C’est parce que la ville est image de déperdition qu’il nous faut tenir à la création, s’y plonger, tenter d’aller au bout de cette volonté. L’exemple le plus probant reste le livre lui-même : une longue lettre qu’Anna Blume adresse à un ami d’enfance. Cet aspect ne fait qu’affirmer la primauté attachée à la création, le soutien capital que son exercice apporte à la protagoniste.

Même si elle est évoquée de façon succincte, la question juive trouve sa place dans cet univers « disparaissant », faisant écho à l’un des plus grands désastres du vingtième siècle ; ainsi, comment ne pas percevoir une forme d’ironie victorieuse dans le dialogue suivant ? « Je croyais que tous les juifs étaient morts, ai-je murmuré. / Il reste un petit nombre d’entre nous, a-t-il dit en me souriant à nouveau. Ce n’est pas si facile de se débarrasser de nous, voyez-vous » (p.132). À vrai dire, l’atmosphère générale du roman convoque en nous le souvenir du tableau d’Arnold Böcklin : L’Île des Morts.

Les mots ont en partie apporté de l’aide à Anna Blume : « Plus on s’approche de la fin, plus il y a de choses à dire. La fin n’est qu’imaginaire, c’est une destination qu’on s’invente pour continuer à avancer, mais il arrive un moment où on se rend compte qu’on n’y parviendra jamais. Il se peut qu’on soit obligé de s’arrêter, mais ce sera uniquement parce qu’on sera à court de temps. On s’arrête, mais ça ne veut pas dire qu’on soit arrivé au bout » (p.248). Si la lettre finit par s’arrêter, cela signifie-t-il que l’espoir a cessé d’être ? Personne ne peut répondre par l’affirmative à cette question. La solidarité et la détermination d’Anna et de ses compagnons montrent qu’au-delà des situations les plus critiques, nous avons la permission, et peut-être même le devoir, d’espérer. La lettre n’avait quasiment aucune chance d’atteindre son but : elle est pourtant bien parvenue à un destinataire.

 

François Baillon

 

Lire une autre critique sur le même ouvrage dans La Cause Littéraire : http://www.lacauselitteraire.fr/au-pays-des-choses-dernieres-paul-auster-par-leon-marc-levy

 

 

Né en 1947, Paul Auster a d’abord vécu de ses traductions d’écrivains français. Auteur de romans, d’essais et de recueils poétiques, figure incontournable du paysage littéraire américain, il a reçu plusieurs prix, dont le Prix Médicis étranger pour Léviathan en 1993. Il s’est également illustré en tant que réalisateur à plusieurs reprises.

  • Vu : 1962

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A propos de l'écrivain

Paul Auster

 

Paul Auster est un écrivain américain né en 1947 à Newark dans le New Jersey. De 1965 à 1970, il étudie les littératures française, anglaise et italienne à Columbia University où il obtient un Master of Arts. Il publie à cette époque, des articles consacrés essentiellement au cinéma dans la Columbia Review Magazine, et commence l’écriture de poèmes et de scénarios pour films muets. De 1971 à 1975, il s’installe à Paris et, en connaisseur attentif de notre langue, il traduit Dupin, Breton, Jabès, Mallarmé, Michaux et Du Bouchet. Unearth, son premier recueil de poèmes paraît aux Etats-Unis en 1974, puis en France, en 1980, aux éditions Maeght. Sa Trilogie new-yorkaise, constituée deCité de Verre (1987), Revenants (1988) et La Chambre dérobée (1988), paraît aux éditions Actes Sud et connaît un succès immédiat auprès de la presse et du public. Suivront des essais, des recueils de poésie et de nombreux romans, dont Moon Palace (1990) ou encore Léviathan qui obtient en 1993 le Prix Médicis étranger. Paul Auster a aussi écrit des pièces de théâtre dont Laurel et Hardy vont au paradis qui a été joué au Théâtre de La Bastille en 2000. Cité de verre qui a été adapté en bande dessinée par David Mazzucchelli en 1995. En 1993, La Musique du hasard a fait l’objet d’un film réalisé par Philip Haas. Passionné depuis toujours par le cinéma, Paul Auster réalise Smoke et Brooklyn Boogie en collaboration avec Wayne Wang. En 1996, ces deux films sont diffusés sur les écrans internationaux. Smoke obtient le Prix du meilleur film étranger au Danemark et en Allemagne. En 1998, Paul Auster écrit et réalise Lulu on the bridge, avec Harvey Keitel, Mira Sorvino et Willem Dafoe, film sélectionné à Cannes dans la catégorie “un certain regard”. Il poursuit son activité de cinéaste en réalisant La Vie intérieure de Martin Frost d’après un scénario composé à partir de l’une des intrigues de son roman, Le Livre des illusions, en 2007.
En France, toute l’œuvre de Paul Auster, traduite en trente-cinq langues, est publiée chez Actes Sud. Il est membre de The Academy of Arts and Letters et a reçu le Prix du Prince des Asturies en 2006 (entre autres distinctions prestigieuses).Paul Auster vit à Brooklyn avec sa femme, la romancière Siri Hustvedt.
Derniers ouvrages parus : Seul dans le noir (2009 ; Babel n° 1063), Invisible (2010 ; Babel n° 1114), Sunset Park (2011) et Chronique d'hiver (2013).

 

A propos du rédacteur

François Baillon

 

Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne et ancien élève du Cours Florent, François Baillon a contribué à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura, entre 2010 et 2018, où certains de ses poèmes et proses poétiques ont paru. On retrouve également ses textes dans des revues comme Le Capital des Mots, ou Délits d’encre. En 2017, il publie le recueil poétique 17ème Arr. aux Editions Le Coudrier.