Au Pays des choses dernières, Paul Auster (par Léon-Marc Levy)
Au Pays des choses dernières (In The Country Of Last Things), trad. américain Patrick Ferragut, 267 pages, 7,70 €
Ecrivain(s): Paul Auster Edition: Babel (Actes Sud)
Où est Anna Blume ? Elle a assurément quitté ses pénates pour aller se perdre – à jamais ? – dans une ville effrayante, lieu des plus grands désordres qu’elle ait jamais connus, un quelque part de terreur, de douleur et de misère. L’épigraphe du roman, signée Nathaniel Hawthorne, est seule à donner nom à cette ville sans nom.
« Il n’y a pas si longtemps, ayant fran-
chi les portes du rêve, j’ai visité cette
Région de la terre où se trouve la
Célèbre Cité de la Destruction ».
La dystopie qu'est ce roman permet à Paul Auster de décliner et déployer tous les grands thèmes de son œuvre. Ses obsessions. La déliquescence d’un monde – celui des « choses dernières » mais aussi le nôtre –, la connaissance de la douleur (l’évocation de Carlo Emilio Gadda n’est pas ici un hasard), l’immense solitude des êtres et leur terreur d’être mais aussi les lueurs faibles, vacillantes, incertaines d’une humanité meilleure, solidaire et aimante.
Anna écrit à un ami resté au pays d’origine. Tout le roman est une lettre à cette personne dont on se demande si elle existe, ou au lecteur en réalité seul destinataire. Des indices de discours rapporté (« ajoutait-elle », « disait-elle ») laissent à penser que Paul Auster se plaît à utiliser son cher procédé de double regard – le lecteur lit ce qu’un personnage lit – déjà utilisé dans « 4 3 2 1 ». Double regard ici qui permet une intimité propre à lever tout doute sur la véracité des faits rapportés, à leur attribuer le ton d’une narration d’évidence.
« C’est ainsi que je vis, poursuivait-elle dans sa lettre. Je ne mange guère. Juste assez pour continuer à mettre un pied devant l’autre, pas davantage. Parfois ma faiblesse est telle que j’ai l’impression que je ne parviendrai jamais à faire le pas suivant. Mais j’y arrive. Malgré les défaillances, je continue à marcher. Tu devrais voir comme je me débrouille bien ».
La Ville est peuplée de personnages effrayants ou terrorisés. Elle est divisée en sectes selon la nature des activités des groupes : les Nettoyeurs, les Spectres, les Coureurs, les Sauteurs. La mort couvre toutes les activités de la Ville. Auster écrit un roman dont la mort est l’objet suprême. Il dit la mort à travers des formes effroyables : la décomposition, la putréfaction, le suicide, l’assassinat, le cannibalisme. Jamais la mort n’est apaisée, domestiquée, c’est un masque hideux et redoutable qui guette les habitants à chaque minute, à chaque coin de rue. Elle n’épargne personne, « privilégiés » ou errants, vieux ou jeunes. C’est la mort effarante, celle du Moyen-âge, ensauvagée selon Philippe Ariès*, sans masque. Celle à laquelle les conflits guerriers nous confrontent toujours – et l’allusion d’Auster à cette actualité est limpide. Encore un thème récurrent dans l’œuvre austérienne : le regard se fait hallucination quand la vue saisit l’horreur. L’esprit humain, la raison, ne peut pas comprendre le spectacle de l’indicible.
« Il ne suffit pas de simplement regarder et de se dire : “Je regarde tel objet”. Car c’est une chose de se le dire lorsque l’objet est, disons, un crayon ou une croûte de pain. Mais qu’en est-il lorsqu’on se trouve devant un enfant mort, une petite fille étendue toute nue dans la rue, la tête fracassée et ensanglantée ? Ce n’est pas une affaire simple, vois-tu, de déclarer carrément et sans aucune hésitation : “Je regarde une enfant morte”. L’esprit semble renâcler à former ces mots, et, d’une certaine façon, on ne peut se résoudre à le faire ».
Cité de la Terreur et de la Destruction, dans laquelle Anna va trouver des puits de lumière. Isabelle, Sam, cet étonnant groupe de Juifs sortis de nulle part et qui semblent étudier la Thora – comme dans une Yeshiva – réfugiés dans une pièce de la Grande Bibliothèque. Et puis ce jour où Anna, grimpée au sommet d’un immeuble, aperçoit l’horizon et, tout au loin, l’océan, preuve qu’un Ailleurs continue à exister hors de cette inhumaine prison. Révélation essentielle. Paul Auster a construit son roman comme un confinement étouffant et morbide. La rumeur dit que la Ville est entourée de forêts hostiles peuplées de reitres meurtriers. Le dehors possible se constitue alors comme la respiration, l’espace, la Liberté. La découverte de Portes sera la quête ultime d’Anna.
Ce beau roman dystopique est une fable qui nous parle de notre monde, de nos erreurs, de nos terreurs. Alors, roman politique ? C’est Paul Auster qui répond lors d’une interview à Christophe Ono Dit Bio de février 2018 sur France-Culture : « L’acte d’écrire un roman, c’est un acte politique en soi ».
VL5 (très haute valeur littéraire)
Léon-Marc Levy
* Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Tome I & II (Editions Points)
N. B. : Ce roman s’est aussi intitulé Le Voyage d’Anna Blume. Il s’agit bien de la même œuvre.
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