Amour profane, amour sacré, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)
Amour profane, amour sacré, Iris Murdoch, L’imaginaire Gallimard, 1978 (réédition janvier 2015), trad. anglais, Yvonne Davet, 450 pages, 11,50 €
Ecrivain(s): Iris Murdoch Edition: Gallimard« La vie est absurde et en grande partie comique.
Là où la comédie fait défaut,
ce que nous avons,
c’est le chagrin, pas la tragédie ».
Tandis que dans sa villa de Locketts, Monty Small, riche et célèbre romancier, est absorbé par la souffrance du deuil de son épouse Sophie, tout semble tranquille chez ses voisins, les occupants de Hood House.
Là, David traverse les affres de l’adolescence, sa mère Harriet comble son besoin de câlins qu’elle n’ose plus lui prodiguer en adoptant régulièrement un chien abandonné, son père Blaise y exerce le jour la psychologie et se détend le soir par une lecture familiale rituelle et la réparation de menus objets.
Mais comme dans tous les lits du monde, ces personnages font d’énigmatiques rêves. Ces songes n’augurent-ils pas les fissures de ce que chacun de ces protagonistes croit être le socle inébranlable de leur monde, comme la silhouette de cet enfant qu’un soir, David de sa chambre et Harriet du jardin, aperçoivent à l’orée de leur jardin ?
Ailleurs dans Londres, Emily McHugh n’entretient plus ni son intérieur ni son propre corps. Licenciée, à cause d’une élève de bonne famille, Kiki Saint-Loy, par l’école où elle dispensait des cours de français, manipulée par sa colocataire, Constance Pinn, dépassée par ce qui semble être un retard mental chez son jeune fils Luca, elle connaît le déclassement des maîtresses auquel leur amant, après avoir tout promis, ne rend qu’une visite hebdomadaire gâchée par sa rancœur à elle, son sentiment de culpabilité à lui.
Mais quand Blaise se décide enfin à avouer à Harriet sa double vie, l’inattendu se produit, entraînant une tombée progressive des masques. Edgar, ancien amoureux de Sophie et condisciple de Monty, ressurgi du passé pour récupérer les lettres qu’il avait envoyées à la défunte, est, dans cette tragi-comédie dont il refermera la page, tantôt le témoin, tantôt le confident dévoué mais voué à la solitude.
À travers la voix intérieure de Blaise, Iris Murdoch s’interroge sur une certaine approche de l’amour. « Un philosophe a dit qu’on appelle amour la spiritualisation de la sensualité ».
Elle-même philosophe de formation et de profession, elle s’est peut-être faite romancière pour saisir ce que la philosophie a le plus négligé : l’essence de l’amour. Schopenhauer, au début de sa Métaphysique de l’amour, glorifiait d’ailleurs les artistes, ô combien plus doués que les philosophes pour traiter le sujet.
Le titre du roman annonce la volonté de Murdoch de s’inscrire dans cette lignée d’artistes. La romancière s’y affirme, double de la philosophe libérée des concepts.
« Un intense et réciproque amour érotique, un amour qui engage avec la chair toute la part sexuelle la plus raffinée de l’âme, qui révèle et peut-être même crée ex nihilo l’âme en tant que sexualité, est relativement rare dans ce monde incommode. […] Et là où il existe, il ne peut que verser une flamboyante lumière sur sa propre scène, une lumière qui peut laisser le reste du monde dans le noir, en vérité ».
La philosophie est pourtant un élément de l’intrigue. Blaise et Emily se sont en effet rencontrés dans une conférence consacrée à Merleau-Ponty, la jeune femme ayant commencé une thèse sur cet auteur avant d’abandonner, enceinte, ce travail de recherche. Cet abandon fait écho aux doutes de Monty.
« La philosophie, l’inquiet rapport établi entre une chose et une autre, la prolifération satanique de programmes de domination conceptuelle, le doublement d’un monde déjà double, lui avaient longtemps fait l’effet d’allées et venues d’insectes ne rimant à rien ».
Ce roman est quant à lui loin d’être le doublement d’un monde. Il est une fiction – sa place au catalogue de la Collection L’imaginaire ne doit rien au hasard – mais d’un grand réalisme car l’auteur s’y entend pour le rendre vivant. Elle s’attache, par exemple, au rôle des objets dans l’existence ou trace des scènes picturales comme celle où David, dissimulé sous une haie, observe des jeunes filles nues se rafraîchissant à une fontaine.
Dans cet univers singulier, les noms propres foisonnent, contribuant à l’animer. Car les personnages fictifs – Milo Fane, le héros récurrent de Monty, Magnus Bowles, le patient-alibi de Blaise pour s’éclipser une nuit par semaine de chez lui – mais aussi les maisons, les chiens d’Harriet et les chats d’Emily, tous ont un nom. Êtres de toutes natures et choses s’entremêlent sans hiérarchie aucune car leur importance ne tient justement pas à leur nature mais à la place que chaque conscience leur accorde.
La traduction d’Yvonne Davet participe à cet univers, aussi habile à rendre une page, consacrée aux chiens d’Harriet, digne des évocations animalières de Colette, qu’à tourner des phrases qui pourraient être des aphorismes. « Certaines personnes s’aident elles-mêmes en aidant les autres et cela les ragaillardit parce que c’est exercer un pouvoir ».
Murdoch joue de la fluctuation des sentiments, de leur renversement brusque au gré de contrariétés qui nous font soudain paraître enviable ce que l’on méprisait et inversement. Elle sculpte des portraits psychologiques où les personnages, initialement lisses et joviaux, deviennent presque tous antipathiques au fur et à mesure qu’elle nous découvre leur vie intérieure et nous raconte leurs actes, nous rapporte leurs dialogues.
En arrière-plan, une vérité se fait jour : dans les histoires d’adultes, ce sont toujours les enfants qui pâtissent le plus. A moins qu’ils n’aient su se protéger très tôt, comme estime avoir pu y parvenir Monty.
« Avec une prescience précoce, alors qu’il n’était encore qu’un tout petit garçon, il avait décidé qu’il ne laisserait pas sa mère le tuer, comme elle pourrait, semblait-il, peut-être facilement le faire, par l’intensité même de son amour, comme une énorme truie se roulant sur son petit ».
L’image de cette mère envahissante planant sur lui nous dit que ces adultes que l’on pourrait finalement détester ont peut-être été ces enfants que l’on aurait pu sauver, si nous ne les avions pas oubliés au fil de nos histoires d’amour ou ne leur avions pas demandé de remplir le vide de leur absence.
Marie-Pierre Fiorentino
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