Amour de pierre, Grażyna Jagieska
Amour de pierre, Éd. des Équateurs, août 2014, traduit du polonais par Anna Smolar, 234 pages, 20 €
Ecrivain(s): Grażyna Jagieska
« Certains n’arrivent pas à vivre avec ce qu’ils ont fait, d’autres avec ce qu’ils n’ont pas fait ». Eux, la guerre, ils ne l’ont pas faite. Ou pas exactement. Wojtek est grand reporter. Tchétchénie, Afghanistan, Inde, il sillonne le globe pour raconter les guerres des autres. Il ne la fait pas, la guerre, Wojtek. C’est la guerre qui le fait, lui. Et le défait tout à la fois, lorsqu’il faut se contenter, au milieu des gens qui meurent, des femmes qu’on viole, des enfants qu’on égorge, de raconter au monde entier pour témoigner des mille visages de l’horreur, et puis reprendre l’avion, rentrer chez soi, retrouver femme et enfants.
Il y a quelques mois, Sorj Chalandon racontait dans le très beau Quatrième mur l’histoire de celui qui part à Beyrouth, vers les combats. Mais il y a ceux qui restent aussi et que l’absence ronge, dévorés par l’angoisse, empêtrés dans un quotidien dérisoire auxquels ils ne parviennent plus à faire face. C’est ce que vit Grażyna à chaque fois que son Wojtek de mari refait sa valise et qu’elle reste là, seule, s’enfonçant inexorablement dans une profonde dépression post-traumatique, à l’instar des soldats qui reviennent du front. Car comment ne pas voir que c’est sa vie entière qui fiche le camp quand il monte dans l’avion sans qu’elle sache s’il en reviendra ?
De cette singulière expérience aux confins de l’abîme, Grażyna Jagielska tire un récit d’une grande puissance évocatrice. Nul doute que la force émotionnelle de son texte vienne autant de la matière même de son livre que de la subtilité des choix narratologiques dont il procède, tissant le fil des souvenirs douloureux avec celui d’une longue et étrange discussion, dans la maison de repos où elle a été admise, avec un certain Lucjan, un autre patient persuadé d’avoir assassiné son gendre. Et plus le propos se déroule, plus la parole se libère, et plus la vie se délite au contraire, plus il devient impossible de composer, de conjuguer univers familial et histoire d’amour dans le fracas des bombes qui n’en finissent pas de tomber, d’un bout à l’autre de la planète, et qui résonnent comme un sinistre chant des sirènes pour Wojtek. D’autant que Pénélope n’en peut plus, d’attendre… N’en peut plus que la mort des autres devienne le tragique miroir où se reflète la vie brisée des siens. Le prestige journalistique, la gloire, l’avalanche de prix tiennent-ils longtemps quand on a laissé tant de gens derrière soi, dans le malheur et la souffrance ? Son livre lui-même alors prend l’eau, se met à flotter dans la nébuleuse d’une écriture sous anxiolytique.
Lire un tel récit, de ce point de vue, ne vaut sans doute pas mieux que de l’avoir écrit : rien de plus salutaire en effet que ces éprouvants rappels pour empêcher nos consciences tranquilles de s’endormir tout à fait. Nombreuses et profondes, les questions que pose le livre de Grażyna Jagielska, au-delà du travail journalistique, visent chacun d’entre nous dans notre métier d’homme.
Frédéric Aribit
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