Âmes, Histoire de la souffrance I, Tristan Garcia (par Fanny Guyomard)
Âmes, Histoire de la souffrance I, janvier 2019, 720 pages, 24 €
Ecrivain(s): Tristan Garcia Edition: Gallimard
L’humanité en souffrance. C’est l’objet de ce roman, qui raconte la passation de la souffrance à travers les âges, son oubli, ses moments de splendeur et ses grandes misères. Tout commence quand apparaît la vie, il y a des milliards d’années : un ver se retrouve mangé. De ce dédoublement et division originels s’ensuit la multiplication des âmes, le peuplement de la Terre en une gigantesque contamination de la souffrance et une lutte des individus pour survivre.
Chaque chapitre ou conte suit alors les aventures et mésaventures de quatre âmes au fil du temps, comme un jeu où ces quatre couleurs se croisent et vivent les pires choses que l’on puisse imaginer, avant de se perdre et se retrouver dans une autre vie.
Faim, soif, fatigue, froid, chaleur accablante, blessure, torture, viol. La souffrance est déclinée sous toutes ses formes. Et quand on a trouvé le moyen de ne plus ressentir de douleur physique, reste tout de même la peur, la haine, la frustration, le ressentiment, l’abandon, la jalousie ou l’humiliation. Le bonheur se limite alors aux affects les plus bruts…
« Kefas l’aveugle reste plus renfrogné, mais telle une marmite en cuivre de bonne femme, il bout, et l’écume de sa rage se transforme comme par alchimie en vapeur exultante. Il a arrêté de parler, même si sa tête résonne encore, et sa couille miaule de plaisir de reposer au chaud dans ses parties : il bande du plaisir de niquer le monde entier ».
… ou à la simple joie d’être en vie et de donner vie :
« si le malheur est de vivre toujours séparé, [ils étaient] heureux du seul bonheur qu’espèrent ceux qui luttent contre la souffrance, heureux comme peu l’auront été avant la fin, convaincus d’avoir divisé leur chair et multiplié leurs âmes ».
Toujours exploités et l’esclave d’un autre, ces êtres mutilés cherchent à rassembler les morceaux de l’humanité primordiale, ces nomades cherchent à rejoindre une autre terre en quête de leurs âmes-sœur pour réunifier le puzzle cosmique. Mais cette humanité fraternelle évolue dans le royaume de la pourriture du corps et des âmes, où triomphent le vice, l’égoïsme, la traîtrise, l’absence de compassion, la cruauté perverse.
L’auteur aime jouer avec les contraires. L’histoire sombre est racontée comme un conte, avec son lot de pierres magiques, de rencontres fortuites et de personnages irréels – mais un conte dupe de ses rêves et illusions. Il y a un peu de Candide, dans ces personnages baladés par les événements. Il y a aussi du Gargantua, dans les scènes de ripaille où les convives lourdauds et grotesques pètent et rotent gaiement. On citera également l’Odyssée, mythe qui est d’ailleurs répertorié dans la riche bibliographie à la fin de l’ouvrage, où l’auteur indique qu’il s’est documenté sur l’histoire de la Mésopotamie et de la Chine, ou s’est questionné sur le mode de pensée des Néandertaliens…
Le style cherche ainsi à être fidèle à l’esprit de chaque époque, en imitant d’abord la langue brute des cavernes, puis le chant homérique au ton ampoulé et archaïque, en empruntant aux dialogues socratiques, aux paraboles bibliques, bref en pastichant tout un réseau d’images qui nous immergent dans une terre lointaine.
Là où Tristan Garcia manie les contraires, c’est aussi dans cette écriture à la fois impressionniste et d’une précision chirurgicale, une écriture au vocabulaire riche de bruits, de textures et de détails les plus morbides. On ressent une évidente délectation dans la description de l’horreur, un jusqu’au-boutisme dans récit de la mort. Et disons-le, certaines scènes sont tout simplement dégueulasses. Le plus surprenant, c’est que l’humour et l’émouvant s’y insèrent parfois – comme lorsque deux compagnons à la dérive s’offrent mutuellement leur corps à manger pour prolonger leur vie… c’est à la fois drôle, pathétique et répugnant. Et diablement réussi.
Mais comme ces deux âmes à la dérive, le lecteur peut lui aussi errer à certains moments, souffrir de la répétition de la misère, du même schéma narratif, des détails sans pitié pour la patience et les haut-le-cœur, et de l’idée que cette saga doit se continuer dans deux autres tomes. Vouloir atteindre le nirvana, ce moment où toutes les ressources de la souffrance ont été épuisées, c’est risquer d’épuiser le lecteur lui-même. Mais de la même manière que les personnages admettent les limites du conte, le récit semble assumer cet effet de mal-être à la lecture, mal-être dont on ne se débarrassera jamais, le monde étant irrémédiablement insatisfaisant :
« même quand le monde sera achevé et parfait… quand la totalité retournera au néant, je ne crois pas que ce sera la perfection recherchée.
– Pourquoi ?
– S’il n’y a rien, cela manquera de tout ; s’il y a tout, de rien ».
Âmes est une fresque monumentale et épique ambitieuse, un récit métaphysique qui – et grâce à sa longueur – capture ce qui fait la condition humaine.
« Les hommes changent peu, dit un personnage. Mais ils changent tout de même. J’ai lu des livres, et même si cela est difficile à capturer par des mots, on y lit ce qui a changé et ce qui demeure. Tout change peu à peu. Pourtant rien de notre vivant n’évoluera vraiment, rien de ce que nous voulons, rien de ce que nous espérons, en tout cas ».
C’est l’histoire de la mémoire et l’oubli, la perpétuation de la vie et de la mort.
« Ou bien tu admets que le monde hors de nous se souvient ; alors ce qui a peiné est encore contenu, avec sa peine, dans l’essence intime des choses. Ou bien tu reconnais que le monde hors de nous est amnésique, instantané, présent à chaque instant puis anéanti ; en ce cas la douleur des êtres passés, une fois oubliée pour nous, n’existe plus ».
Ce double mouvement, le roman cherche à en abolir la séparation. Il rassemble les idées et sentiments contraires, une dialectique dans la logique du style : plaisant, mais pesant.
Fanny Guyomard
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