Absalon ! Absalon !, William Faulkner (par Léon-Marc Levy)
Absalon ! Absalon !, (Absalom ! Absalom !, 1936), trad. américain, René-Noël Raimbault, 432 pages, 13,90 €
Ecrivain(s): William Faulkner Edition: GallimardOn est toujours intimidé quand on projette de parler d’un des plus grands romans de l’histoire littéraire. Comment ne pas l’être tant ce livre est désormais installé – au-delà de la littérature – dans le domaine des mythologies occidentales. Claude Lévi-Strauss nous a appris à l’envi qu’une des caractéristiques fondatrices d’un mythe est sa répétition, la superposition dans la mémoire des peuples et tribus de plusieurs versions de la même histoire, avec, à chaque fois, quelques détails qui changent. C’est le choix narratif de Faulkner dans ce roman. Il reprend encore et encore la même histoire, mais avec des points de vue différents, des changements de narrateurs, des faits « oubliés » ou racontés avec un autre relief. Ce qui est sûr, c’est que les points de changement, les variations narratives, les détails différents, apportent toujours un approfondissement des personnages, une accentuation des flux de conscience qui mène à la construction d’une narration et de personnages vertigineux. William Faulkner tresse ici, jusqu’à l’obsession, les fils de ses obsessions justement. Celles qui fondent son œuvre et qui hantent la littérature du Sud : la chute, la dépravation, le mal. Quentin, le narrateur inaugural, fait ainsi la présentation de Sutpen – on notera que Faulkner adopte alors une langue purement poétique, comme pour nourrir d’emblée son projet de bâtir un mythe, par un chant homérique.
« Il paraît que ce démon – il s’appelait Sutpen – (le colonel Sutpen) – le colonel Sutpen. Qui arriva on ne sait d’où et sans crier gare avec une bande de nègres inconnus pour établir une plantation – (pour l’arracher du sol avec violence, selon Miss Coldfield) – avec violence. Et qui épousa sa sœur Hélène et lui donna un fils et une fille qui – (Lui donna sans tendresse, selon Miss Coldfield) – sans tendresse. Qui auraient dû être les joyaux de sa fierté et la protection et le réconfort de sa vieillesse, mais – (Mais ils furent sa perte d’une manière ou d’une autre ou ce fut lui qui fut leur perte d’une manière ou d’une autre. Et il mourut) et il mourut. Sans regret, selon Miss Coldfield – (sauf de sa part à elle) Oui, sauf de sa part à elle. Et de celle de Quentin Compson) Oui. Et de celle de Quentin Compson ».
Cet extrait montre aussi l’étrange composition du narrateur Quentin Compson. Il raconte, en tant que témoin réel, l’histoire de Sutpen. Mais, dans les parenthèses, il semble se transformer en voix collective, il semble porter et dire ce que les gens savent. Il fait fonction de chœur antique, apportant au lecteur deux fois l’information : ce que l’on dit et sa confirmation personnelle (« Oui »). La parenthèse chez Faulkner joue ce rôle dans presque tous ses romans : elle est le décentrement du récit qui ne provient plus directement du narrateur mais sourd de la rumeur publique, de l’information partagée par les protagonistes incluant ceux qui ne jouent aucun rôle dans l’histoire. Faulkner renoue ainsi – on l’a dit – avec le chœur de la tragédie grecque – mais aussi donne à son récit un élargissement, une étendue ajoutée, qui fait du hors-champ – ceux qu’on ne voit ni n’entend – un véritable personnage du roman. A en pousser la logique jusqu’au bout, c’est le Sud qui parle, le Delta.
La dynastie Sutpen – en tout cas ce que son fondateur, Thomas Sutpen, voulait une dynastie – commence au début du XIXème siècle et finit au début du XXème. C’est donc l’histoire du Sud qui est racontée en permanence en fond d’écran. Autour du pivot qui sera le moment-clé de cette histoire, la Guerre de Sécession de 1861 à 1865. Le Sud avant, orgueilleux et glorieux. Le Sud après, amer et défait, qui va bâtir sur cette amertume une nouvelle identité, faite de rancœur et de nostalgie.
Thomas Sutpen apparait donc, dès l’abord comme l’incarnation du mal, une sorte de démiurge démoniaque, privé de toute morale et uniquement tendu vers son grand projet : créer un royaume autour de lui. Les personnages, sans exception, le croient au-delà de l’humain, force inarrêtable et incarnation de la revanche du Sud. Et c’est Wash Jones, celui qui finira par le tuer, qui le dit ici, alors que la chute est en cours :
« Il est plus grand que tous ces Yankees qui nous ont massacrés, nous et nos nègres, plus grand que tout ce pays pour lequel il était fait et qui pour tout paiement lui a juste laissé un petit magasin pour gagner son pain et sa viande ; plus grand que le mépris et le déni qui l’ont frappé sur les lèvres comme la coupe amère du Livre. Et comment aurais-je pu vivre près de lui pendant vingt ans sans en être touché et transformé ? »
On a dit que Faulkner bâtissait son récit à partir de plusieurs narrateurs. Mais ce sont des narrations croisées qui se présentent comme des dialogues entre les principaux narrateurs qui s’adressent les uns aux autres et tissent ainsi l’histoire. Des éléments narratifs viennent régulièrement s’ajouter hors de l’apport principal des narrateurs, une sorte de rhizome formé par les petits affluents que sont les narrateurs secondaires. Ainsi, Mr Compson, le père de Quentin qui en plusieurs occurrences intervient pour compléter le discours de son fils.
Si on a dit de Absalon ! qu’il est un roman complexe et « difficile », il ne l’est ni plus ni moins que le sont les histoires d’hommes sur un siècle – et ce roman s’étend sur l’ensemble du XIXème siècle – quand elles sont rapportées par des voix multiples, mêlant souvenirs, témoignages, choses entendues. Le besoin des narrateurs de confirmer « l’opinion publique » est une sorte de Bejahung freudienne, cette volonté d’affirmer plus fort encore les faits parce qu’en réalité ils sont douteux. On a la preuve de ces doutes par les contradictions que l’on peut pointer dans les récits des différents narrateurs.
Avec Quentin et Rosa Coldfield, le troisième narrateur principal se nomme Shreve (abréviation de Shrevlin McCannon), un proche ami de Quentin. Dans son effet d’écho sans cesse répété, Faulkner continue à travers ce personnage, plus encore, à « certifier » le discours des narrateurs sur l’histoire de Thomas Sutpen. En effet, Shreve n’est pas sudiste, Faulkner prend soin de préciser qu’il vient du Grand Nord. Il prend ainsi une couleur de neutralité qui donne un poids accentué à ses dires. Il ajoute, plus que tous les autres narrateurs, l’arrière-plan historique qui accompagne et mine le Sud, comme cette veille de Noël 1860 – la dernière du Sud d’autrefois – dans la grande bibliothèque de la demeure de Sutpen, avant que la joie laisse la place aux ambulances de la Guerre et à l’amertume de la Défaite. De manière au début impersonnelle, en position de témoin neutre, il dit la grandeur et la décadence du pays, avant de, peu à peu, pénétrer dans ce récit et en devenir un personnage à part entière. On peut se demander si Shreve n’est pas le personnage le plus proche du lecteur en ceci que le lecteur suit un peu la même trajectoire, de l’auditeur/spectateur au véritable protagoniste des traits universels qui traversent ce roman.
Jamais Faulkner n’a autant écrit comme Faulkner que dans Absalon. Sa phrase serpente longuement, parfois sur plus de deux pages, s’enroulant et se déroulant pour mieux enrober la totalité de ce qu’il veut dire. On a sans cesse le sentiment que le romancier happe tel détail, se rappelle tel souvenir, croit nécessaire de répéter tel fait ou telle pensée d’un personnage. Il prend au filet de sa phrase la complexité du monde et des hommes. Les accents bibliques et shakespeariens, qui scandent ici la phrase faulknérienne plus que jamais dans son œuvre, ajoutent encore au sentiment d’universalité littéraire enfin trouvée. On peut, probablement, parler d’une écriture de l’inquiétude narrative, de la réactivité totale. William Faulkner est à la recherche du roman absolu et, avec Absalon ! Absalon ! il l’a trouvé.
Après Absalon ! Absalon ! il y aura bien sûr encore des romans mais peut-on imaginer le Roman ?
Léon-Marc Levy
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