Abraham, ou La cinquième Alliance, Boualem Sansal (par Gilles Banderier)
Abraham, ou La cinquième Alliance, octobre 2020, 284 pages, 21 €
Ecrivain(s): Boualem Sansal Edition: Gallimard
Pour qui s’intéresse à la littérature, c’est-à-dire à un ensemble dynamique (chaque époque produit ses grands écrivains) d’œuvres achevées (il n’y aura plus de nouvelle tragédie de Racine), il est toujours passionnant de voir une œuvre apparaître, à la manière d’une île qui émerge de l’océan. En ce qui concerne Boualem Sansal, nous n’en sommes plus à observer la naissance d’un écrivain de tout premier ordre. Ses romans qui s’alignent sur nos étagères forment d’ores et déjà une œuvre à part entière, qui acquerra le statut de classique. Depuis Boumerdès, sa ville, non loin d’Alger, il a su éviter les pièges de la revendication post-coloniale et de la couleur locale. Son œuvre, d’une ampleur panoramique, obéit à une force intérieure et ne se soucie pas de complaire à des commanditaires, des journalistes ; de flatter l’air du temps ou la prudente doxa en vigueur. Abraham le confirme au besoin.
Dans une bourgade mésopotamienne obscure et crottée, à l’aube du XXe siècle, un patriarche se persuade – et persuade sa tribu – qu’il est appelé, avec les siens, à revivre des événements très anciens et qu’après Abraham, Moïse, Jésus et Mahomet, il lui incombe d’apporter à l’humanité une cinquième révélation (qu’a-t-elle bien pu faire des quatre autres pour que ce soit nécessaire ?). Il rassemble ses maigres biens et, avec femmes, enfants, cousins, neveux, domestiques et troupeaux, se met en route. Il n’a ni boussole, ni carte, mais dispose de beaucoup mieux : le texte de la Genèse (chapitres 11 à 25), qu’il s’appliquera à suivre sans dévier d’une lieue. Et il ne suffira pas que les pays traversés soient les mêmes, il faudra également qu’à un endroit donné se déroule une réplique de ce que raconte le texte biblique. Toute l’entreprise ressemble à l’une de ces manifestations de folie religieuse qui sont une caractéristique notable de l’espèce humaine et la distinguent des animaux. De plus, le Moyen-Orient est alors plongé dans le chaos (une situation permanente, diront certains), entre les deux guerres mondiales, l’empire ottoman qu’on éparpille, les États arabes qui se forment et, au bout, la naissance ou la renaissance d’Israël. Au milieu d’un tel écheveau de guerres et de haines, aller à pas d’homme et de bêtes des rives de l’Euphrate aux contreforts de la Turquie, puis de l’Égypte à Israël en passant par la Syrie, n’a rien d’une promenade et, plus d’une fois, la tribu nomade manqua disparaître. Mais tout se passe comme si elle bénéficiait d’une protection surnaturelle, et même davantage, puisque la vision du patriarche paraît bel et bien se réaliser, contre toute raison humaine.
On parle d’ironie voltairienne, sans se rendre compte qu’elle est souvent lourde et grimaçante. Abraham est un roman ironique, et d’une ironie bien plus fine que celle de Voltaire. La question est celle de l’interprétation des Écritures – de toutes les « Écritures » de toutes les religions – et, partant, celle du littéralisme et du fondamentalisme. La Genèse est-elle une « feuille de route » (p.139) à respecter à la lettre ou autre chose ? « Ce qui est écrit doit-il inéluctablement arriver, de la même forme, dans les mêmes termes ? » (p.181). Bien entendu, voilà des siècles que les hommes ont pris leurs distances avec le premier livre de la Bible et seules quelques sectes protestantes du Midwest yankee en proclament encore le caractère littéral. Mais Boualem Sansal pense-t-il à la Genèse lorsqu’il se demande « Ce texte est-il gravé dans le marbre qu’il serait fou de vouloir en changer un iota ou n’est-il qu’une orientation générale qui nous laisse libres de nos actes au jour le jour ? » (p.185) ? Y a-t-il un sens à décréter qu’un homme ayant vécu voici quatorze siècles, dans des conditions en tous points différentes de celles que nous connaissons, doive être imité comme un « bel exemple » à suivre ? Quand Boualem Sansal écrit que « la liberté est ce qui rapproche le plus l’homme de Dieu » (p.220), il quitte le roman – fût-ce le roman d’idées – pour entrer dans la métaphysique. Au fil des siècles, les philosophes ont envisagé de manière très différente la question de la liberté de Dieu, mais jamais le destin de millions d’êtres humains n’a dépendu des réponses que Spinoza et Leibniz ont fournies à cette question. Il n’en va pas de même des religions et le destin géopolitique de pays entiers, du monde peut-être, dépend de l’interprétation qu’on peut donner (mais qui pourra le faire ?) d’un texte écrit ou venu du ciel voici plus d’un millénaire.
Et la cinquième révélation, dans tout cela, puisqu’Abram, fils de Terah, affirme qu’elle a eu lieu et qu’il en est le dépositaire ? Est-elle en train de se propager lentement dans l’Orient compliqué (« L’Orient n’est pas une terre à prendre, il est une pensée archaïque peuplée de prophètes et de dieux jaloux », p.57), ou ne fût-elle qu’un rêve, un mirage enfanté par les déserts ?
Gilles Banderier
Né en 1949, Boualem Sansal vit près d’Alger. Son roman 2084, La fin du monde, a obtenu le Grand Prix du roman décerné par l’Académie française (2015).
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