A propos de Ainsi parlait (Thus spoke), H. D. Thoreau, par Didier Smal
Ainsi parlait (Thus spoke), H. D. Thoreau, Arfuyen, septembre 2017, trad. anglais (USA) Thierry Gillybœuf, 184 pages, 14 €
« Selon moi, une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C’est la liberté qui vient de la capacité à posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l’oiseau et que l’animal terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden – mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? »
C’est sur cette question terrible que se conclut l’ultime écrit de Stig Dagerman (1923-1954), ce bref texte comme une déchirure dans les illusions, cette injonction à trouver un sens à la vie loin de toute « fausse consolation », ce Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1955) qui remue les tripes comme peu de textes en sont capables, provoquant une douleur, un désespoir d’une beauté fractale infinie dont jaillit une force existentielle faisant mentir la modernité. A cette question, Dagerman répond d’un lapidaire « nulle part », puis laisse entendre que cet « élément » est peut-être à trouver en nous désormais que le monde est quadrillé, désormais que la nature est soumise en apparence (mais prend des revanches dignes de la mythologie, biblique, grecque, aztèque ou autre) – désormais que le rapport unifiant à cette nature semble perdu.
Cette perte, on la ressent profondément à la lecture de Walden, ce texte qui résonne en écho dans la littérature américaine du vingtième siècle avec une nostalgie virulente, chez un Jim Harrison en particulier. Lire Walden en 2017, c’est se frotter à un désir et faire jaillir en soi des étincelles, allumer une flamme dont on voudrait qu’elle éclaire le monde dans ses moindres recoins – tant le bon sens de ce texte fondateur signé Thoreau (1817-1862) semble une évidence, tant tout ce qui blesse en la modernité, son vide existentiel, ce vide qui devient avidité destructrice, trouve en ces pages un baume. En 1854, Thoreau ne trouve pas tant un refuge loin du monde dans la forêt de Walden qu’une façon de vivre en harmonie avec ce monde, sans en exclure l’humanité ; que n’a-t-il été lu, entendu, compris !
De Walden et d’autres textes signés Thoreau, Thierry Gillyboeuf propose une quintessence dans un nouveau volume de la Collection Ainsi parlait des éditions Arfuyen. Cette maison d’édition est avant tout dédiée à la spiritualité, alors qu’y fait Thoreau ? Il y trouve sa place, inconfortable et pourtant chérie, parmi ceux qui ont affronté le monde à coups de phrases pétries d’un bon sens en opposition avec l’intellectualisme, avec la mise en coupe de la vie par une logorrhée infernale et un lexique qui pique les yeux (allez-y, lisez Husserl ou Wittgenstein sans aspirine, et racontez en commentaire, qu’on rie un coup), avec la crainte de laisser monter à la surface de l’âme le courage de dire le ressenti profond et sincère de cette vie. Quelle est belle, cette collection Ainsi parlait qui ressemble à un cénacle d’amis, un refuge de belles personnes, d’Emily Dickinson à Sénèque, de Thérèse d’Avila à Léon Bloy, et désormais Thoreau. Leur spiritualité est de la plus belle eau, celle qui se fait déluge pour noyer la laideur du monde.
Certes, on peut gloser sur cette notion de spiritualité, et évoquer le transcendantalisme de Thoreau – mais quelle importance ? Ce n’est qu’une étiquette. Thoreau est un vibratoire, c’est tout, et foin du discours classificateur. Car ici, choisis et traduits avec soin par Thierry Gillybœuf, qui a traduit aussi du Emerson, du Bierce et du Kipling (quel homme sympathique, en somme), ce sont des morceaux d’humanité qui sont proposés au lecteur. Ces morceaux sont extraits de textes connus par ailleurs, rien d’inédit ici, mais leur juxtaposition permet au lecteur de se frotter à une belle pensée en mouvement, une pensée que Gillybœuf a l’intelligence, ou la sensibilité, de ne pas classer de façon thématique, puisqu’il en offre des fragments dans l’ordre chronologique, intercalant donc des extraits du Journal de Thoreau parmi ceux de son œuvre publiée.
Le résultat est beau, et l’envie de citer des morceaux qu’on a cochés d’une croix, qu’on a encadrés, qu’on se propose de mémoriser (mais pourquoi, puisqu’au fond on les ressent, et que la grande élégance de Thoreau est d’avoir su mettre en phrases ce qui gît au fond de nous), est forte. Certains passages, on les a même annotés, on a ajouté un petit commentaire, on a parfois écrit les initiales d’une personne avec qui on vibre, en se disant qu’il fallait qu’on lui en parle. C’est dire si la tentation est forte. Mais comment fait-on pour extraire la quintessence de la quintessence ? On serait ridicule. Qu’il suffise de dire que Gillybœuf a eu la parfaite élégance de montrer la pensée de Thoreau sous toutes ses facettes, tant le rapport à la nature que celui à la politique, et au fond, à l’être humain, celui qui est enfoui en nous, dissimulé sous des couches de modernité.
Car voilà peut-être la grande vérité sur Thoreau : il se soucie moins de la distance entre nous, les êtres humains, que de la distance à nous-mêmes, l’ignorance volontaire dans laquelle nous errons, de fausse consolation en fausse consolation, pour citer à nouveau Dagerman, faute de nous mettre à notre propre écoute. Oh ! pas celle de la psychologie à deux balles contemporaine, mais celle de nos tripes. A titre personnel, voilà ce qui à la fois me sidère et me tracasse : à quel point notre désarroi a été exprimé depuis bientôt deux siècles, voire plus (Sénèque, Platon, vous n’êtes pas oubliés, loin s’en faut), comme les solutions sont offertes depuis si longtemps et comme nous y sommes sourds. Thoreau ne devrait pas faire partie des lectures obligatoires dans un cadre scolaire, en lieu et place de bien des bêtises contemporaines (je suis prof de français, je vois des âneries passer…) ; il devrait devenir simplement compagnon de route pour chacun d’entre nous. Mieux : nul ne devrait lire ses livres, si chacun se mettait à l’écoute de ses vibrations internes, les vraies, pas les artefacts consuméristes, tant humains que matériels.
En attendant, ce petit volume demande pourtant à être lu et chéri, compendium d’autres volumes signés Thoreau, ou ouverture à son œuvre, peu importe. En tout cas viatique parfait.
Didier Smal
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